Les canaris de l'inspecteur
Jean RODHAIN, « Les canaris de l'inspecteur », Messages du Secours Catholique, n° 165, juillet-août 1966, p. 1-2.
Les canaris de l'inspecteur
Il fallait bien s'y attendre un jour ou l'autre. Une lettre recommandée, sur timbre bleu, apportée par un motard, hier tard dans la soirée, annonçait pour ce matin la visite des contrôleurs officiels.
Ils étaient deux. Le petit rouquin portait les documents, prenait les notes, ne disait rien et approuvait de la tête celui qui semblait être son chef. Celui-ci, au teint jaunâtre, avait un regard glacial de Jugement dernier. A peine installé en face de moi, il alluma sa pipe et se présenta en ces termes :
Lui :
Je suis contrôleur de 1ère classe, attaché à l'Inspection des Contributions Volontaires, et j'ai mission du Ministère de la Productivité Sociale de venir enquêter sur le rendement de votre « entreprise » puisque déclarée d'utilité publique.
Moi :
Vous êtes ici chez vous, Monsieur l'Inspecteur, notre Maison est de cristal, vous pouvez consulter nos écritures, éplucher nos chiffres et vérifier notre bilan du Secours Catholique.
Lui :
Les bilans sont déjà vérifiés : nous avons depuis longtemps branché sur le « 106 » nos nouveaux détecteurs de chiffres qui, au moyen de transistors numériques, ont ausculté à distance votre comptabilité : elle est impeccablement tenue, je dois le reconnaître.
Mais nous sommes inquiets sur plusieurs points. Et d'abord, sur vos frais généraux : ils varient d'un Service à l'autre.
Moi :
Evidemment. Ainsi, pour le tremblement de terre en Poldavie, le Gouvernement Poldave ayant mis à notre disposition un de ses avions, nous avons pu lui expédier pour 10 millions de médicaments en ne payant que l'emballage, soit 1% de frais généraux.
Lui :
C'est anormalement bas comme pourcentage : les règlements ministériels prévoient 14% de frais généraux - article 2627 bis - voilà une première infraction.
Moi :
Permettez, Monsieur l'Inspecteur, que je vous cite un exemple opposé : Voici une famille affligée d'un enfant mentalement déficient. Pendant un mois entier un de nos Services a cherché la maison adaptée à ce cas. Quand tout a été, enfin, heureusement réglé, nous n’avons pu comptabiliser aucune recette, n'ayant ni reçu d'honoraires, ni distribué de subvention, mais les frais généraux engagés pour ce cas : téléphone, démarches, déplacements, dossiers formaient un total qui, sans aucune recette en contrepartie, se montait à 99 % de l'opération.
Lui :
C'est anormal, vous ne deviez pas dépasser 14% -article 2627 bis, déjà cité ; c'est la seconde infraction. Infraction mineure d'ailleurs car il y a plus grave.
A Tuamamatoutou vous avez consacré cinquante millions aux Micro-réalisations. Cinquante millions ! bigre, c'est une somme. Avec cette somme, vous auriez pu construire un pont en béton armé ou un barrage ; ça se verrait au moins ! Au lieu de cela, où voit-on les micros de Tuamamatoutou ?
Moi :
Tuamamatoutou est une petite île du Pacifique, Monsieur l'Inspecteur, elle n'a que faire d'un pont car il n'y a pas de rivière, et encore moins d'un barrage. Nos réalisations ont commencé par des puits creusés. Désormais, les mères de famille n'ont plus, chaque matin, la corvée d'eau à 5 kilomètres du village.
Lui :
Je regrette, mais la corvée d’eau - au Plan International 38.614 ter - ne figure dans aucun chapitre. Je n'ai pas le droit d'en tenir compte. Chiffrez-moi le bénéfice de l'opération.
Moi
L'opération a procuré de l'eau pure au village. Aussi il y a déjà moins de dysenterie. La mortalité infantile diminue. Et surtout, l'équipe responsable du premier puits creusé, et de son entretien, a décidé spontanément de rendre à son tour le même service aux autres villages de l'île : voilà un grain de sénevé qui grandit.
Lui :
Cela vaut combien la tonne, votre sénevé ?
Moi :
Monsieur l'Inspecteur, le sénevé est une graine citée dans l'Évangile, non pour sa valeur marchande mais pour son symbolisme. Graine minuscule, au soleil du Créateur elle germe et grandit tellement qu'elle dépasse la taille d'un arbre. C'est l'image de la charité microscopique qui, au soleil du Seigneur, germe au cœur des hommes et grandit tellement qu'elle dépasse la taille d'un pont en béton armé…
Ici, Monsieur l'Inspecteur prit un air bon enfant pour m'avouer qu'il élevait des canaris et qu'en effet, il avait déjà entendu parler des grains de sénevé par les amateurs de serins, mais que pour les jeunes canaris rien ne valait le mil de Provence. Monsieur l'Inspecteur rougit d'avoir parlé canari devant son sous-inspecteur et reprit aussitôt le fil de son interrogatoire.
Lui :
Nous en arrivons enfin au point le plus délicat de notre enquête. Une Institution qui se respecte doit posséder en banque un portefeuille avec des titres : les actions ou obligations qu'elle détient lui assurent un revenu régulier ; or, ceci fait totalement défaut au Secours Catholique.
Moi :
C'est exact. Notre règlement nous interdit de capitaliser.
Lui :
C'est absolument anormal au XX° siècle planifié. Mais il y a une autre anomalie, ou plutôt une autre déficience chez vous : Une entreprise a toujours une base d'exploitation : l'usine transforme du coton ; le trust revend du minerai ; le holding négocie des terrains. Du coton, du minerai, des hectares ça se voit, ça se mesure, c’est coté en Bourse. Or, dans votre Entreprise, à part quelques maigres stocks de secours, je ne vois rien.
Moi :
C'est l'histoire du levain.
Lui :
Vous fabriquez de la levure ?
Moi :
Non, Monsieur l'Inspecteur, c'est le levain de l'Évangile. En trois années de bilan, l'Évangile n'a produit ni coton, ni acier, ni béton. Il n'a produit que 30 deniers, et cela n'a pas porté bonheur à leur bénéficiaire. L'Évangile a parlé d'un levain, un minuscule levain qui fermente et fait grandir. Il a parlé de la plus pauvre des femmes qui rentre chez elle avec, dans le creux de sa main, ce levain ; puis de la joie de cette pauvresse devant la pâte qui lève et qui sera le pain partagé pour ses enfants qui attendent. Ce levain-là n’est pas coté en banque.
Il y a des gens qui ne sont que des « bonnes pâtes » qui attendent. Comme un transistor qui amplifie une musique imperceptible, le levain amplifie une générosité endormie. Comme un seul microbe déclenche une prolifération multipliée, comme un seul atome dissocié engendre d'énormes réactions en chaîne, ainsi la Charité, ferment mystérieux, est à l'origine d'activités contagieuses. Mais cette charité, Monsieur l'Inspecteur, je reconnais qu'elle ne figure pas encore dans votre catalogue.
Lui :
Une dernière question : nos statistiques, contrôlées, prouvent que votre Secours Catholique totalise actuellement plus de 800.000 clients d’une affaire qui ne vend ni cirage, ni crème à raser. Il y aurait donc 800.000 personnes pour avoir découvert cette charité incontrôlable[1] ?
Moi :
Comme en Jérusalem, tant de familles éprouvées, avec un fils aveugle ou lépreux ou paralytique, regardaient vers Celui qu'elles ne connaissaient pas encore... Ainsi, il y a des milliers de gens saisis par la misère de ce monde. Ils perçoivent et ils sentent chez leurs frères, le chômage et la faim. Ils devinent l'infirme et le prisonnier. Et la claire vue du frère sans pain leur fait chercher le pain à partager. A ce moment-là ils ne sont plus très loin de Celui qui rompt le pain, qui le bénit, et qui parle non seulement du pain, mais du levain.
Lui :
Vous êtes un curieux contribuable, avec vos histoires d'entreprise inclassable, remarqua l'Inspecteur en prenant congé. Et il ajouta avec un sourire - le premier depuis son arrivée – « Voudriez-vous me préparer un dossier explicatif avant la fin de l'exercice ».
Moi :
Vous aurez le dossier, Monsieur l'Inspecteur.
Et en attendant, ajouta Sidoine surgi subitement de sa cuisine avec un petit paquet, voici, Monsieur l'Inspecteur, voici un kilo de bon sénevé pour vos canaris.
L'Inspecteur remercia, s'excusa de m'avoir fait perdre mon temps. En réalité, l'Inspecteur ne m'a rien fait perdre : il m'a fourni, tout cuit, le texte de cet article.
Jean RODHAIN
[1] Évidemment, cette inspection est imaginaire ... seule est authentique cette phrase en caractères gras. Elle figure dans la conclusion d'une étude effectuée au « 106 » par des techniciens d'affaires sur le chiffre réel des adhérents du Secours Catholique en Juin 1966. (Note de la Rédaction).