L'onde de choc
Jean RODHAIN, « L'onde de choc », Messages du Secours Catholique, n° 160, février 1966, p. 1.[1]
L'onde de choc
Même sans voir les grilles ni les gardiens, même les yeux fermés, à cette seule odeur de désinfectant d'une fadeur si douteuse, je l’aurais deviné : je suis dans le parloir de la prison. Les familles y attendent l'heure des « visites ». Les familles, pour la plupart, viennent de province. Le gardien me donne son avis : « Ces femmes, ce sont des mères plus que des épouses. Quand le mari en a pour quinze ans, la femme se lasse souvent, elle en prend un autre. Mais les mères, elles, sont inlassables. Tenez, cette petite vieille avec son panier d'osier, elle vient de Lille à Paris, tous les quinze jours, pour voir son fils. Et ça... depuis treize ans. Elle en a encore pour sept ans à venir »[2].
Quand la petite vieille au panier d'osier aura fini son temps, j'imagine que Marie, Mère de Dieu, qui la guettait depuis longtemps, l'introduira Là-Haut directement. Elle la fera passer avant nous tous. Et il y aura un mouvement de surprise chez les bons paroissiens devant cette préférence qu'ils ne prévoyaient pas. Nous l'avions rencontrée, la petite vieille, avec son chagrin secret et ses économies toutes englouties dans sa persévérance.
L'avions-nous comprise ?
Nous ne savons pas voir...
Il fait –12° et la neige recouvre la forêt. Un passant remarque, derrière un arbre, une forme allongée. Il s'approche. A même le sol, c'est un homme engourdi. Pas un clochard : un homme sorti d'hôpital, mais sans courage. C'est sa cinquième nuit en pleine forêt. Il le ranime. Il le ramène chez lui. Et après un repas chaud le met à l'abri.
Cela ne s'est pas passé au XI° siècle.
Cela n'est pas arrivé dans une forêt de Sibérie.
Ceci s'est produit, mercredi dernier, dans le Bois de Vincennes à Paris (France).
Enfin un Bon Samaritain[3] qui a su voir...
Mon crémier du coin revient des Pyramides. Il avait vu le prospectus en couleurs, ça l'a décidé. Avion direct. Au Caire, restaurant climatisé. Trajet à dos de chameau (300 mètres environ). Le Sphinx. Spectacle son et lumière, le dos tourné à un panorama incomparable. Comme des serins en cage dorée que l'on transporte avec leur ration de mouron, nos humains, soi-disant devenus internationaux, font 5000 kilomètres derrière les barreaux d'un voyage organisé. Un guide, dix monuments, trois musées, un cabaret, le bar de l'aérogare. Ils rapportent un film en couleurs sur Louqsor et de ravissantes poteries égyptiennes fabriquées à Stuttgart. Mais ils n'ont pas vécu la journée d'un fellah du Nil et ils ignorent le salaire d'un manœuvre d’Assouan.
L'avion est un progrès, mais sur quatre-vingt passagers, combien savent regarder l'envers du décor hôtelier, et prendre mesure de la peine des hommes ?
Nous ne savons pas voir.
D'un côté de la table, 30% de l'humanité profitent de 57% du gâteau alimentaire. De l'autre côté de la table, 70% des humains doivent se contenter de 43% des aliments. Voilà la statistique mondiale de la faim.[4]
Cette inégalité criante conduira à un cri de guerre.
Nous accablons nos grands-pères en proclamant - facilement - que leur charité était « paternaliste », que leur mentalité était « colonialiste », et leur religion « constantinienne ». Dans quarante ans, quelles étiquettes mettra-t-on sur nous ? Sur nous qui dormons en paix à l'heure où les balances du juge comparent notre confort avec notre partage. Savons-nous voir ?
Il faut le coup de poing de « Cinq colonnes à la Une » pour découvrir que la mortalité infantile du Tiers-Monde, en 1966, est aussi terrible qu'en l'an Mille. Du coup, en éteignant la télé, ce soir-là, ils sentent, comme lorsqu'ils ouvrent leur réfrigérateur bien garni, un petit froid.
« Mais où voulez-vous en venir, finalement ? », grogne Sidoine, mon sacristain. « Est-ce que je dois donner le dixième de mon salaire pour les Indes ? Ce ne sera qu'une goutte d'eau. Est-ce que l'Église, pour sauver le Tiers-Monde, va se transformer en F.A.O. catholique ? Ce n'est pas son métier. Alors à quoi voulez-vous aboutir ? Voulez-vous, une fois de plus, chanter votre refrain sur les « Institutions charitables » ?
Non, Sidoine, ni vous, ni l'Église n'êtes chargés sur la mappemonde de régenter les engrais ni de répartir les récoltes. C'est d'un autre grain qu'il s'agit.
Un grain qui dépasse même les Institutions et les techniciens. « Le Concile réclame tout autre chose que des exécuteurs testamentaires ou des hommes de main... Le Concile de Trente n'a transfiguré notre pays qu’à travers les saints. La question d'aujourd'hui n'est pas simplement de savoir quels trains d'Ordonnances vont faire suite à Vatican II. Elle est, au fond, tout autre : verrons-nous surgir un Bérulle, un François de Sales, un Vincent de Paul, un Ollier ? Assisterons-nous, chez les laïcs, au mouvement de conversion réfléchie, d'apostolat intrépide et de résurrection que connut cette époque? »[5].
Quand l'excavatrice, creusant le parking souterrain du 106, rue du Bac, mit à jour une chapelle inattendue, elle nous a révélé que nous habitions à l'endroit même de la fondation, en 1650, de la Maison de la Charité de Notre-Dame.
Ensuite, en dépouillant les incroyables archives de cette fondation, nous avons fait une découverte plus importante que les vieilles pierres, c'est l'existence, dans le Paris d'alors, d'une lignée extraordinaire d'animateurs[6], de fondateurs d'Ordres, de créateurs de Maisons charitables. C'était l'onde de choc du récent Concile de Trente, traduite dans la vie.
Quand saint Paul appelle « frère » son esclave, il apprend aux chrétiens à regarder d'une certaine manière. Il prépare le terrain.
Quand le Concile proclame une réforme de l'Église, quand Paul VI va en Jérusalem, puis à Bombay, puis à l’O.N.U., l'un et l'autre déclenchent une onde dont le choc fera surgir les animateurs de l’an 2000.
En l'an 2000, « Messages » ne vous arrivera plus, chaque mois, par la poste. Il vous arrivera télévisé, en couleurs, chaque matin.
En attendant ce progrès, Messages pour l'instant, parle de la petite vieille au panier d'osier et de la faim du Tiers-Monde. Il en parle à temps et à contretemps, non pour résoudre les problèmes mais pour retourner le sol.
Pour préparer le terrain.
Pour nous apprendre à regarder l’Église qui va bouger, et les plus pauvres qui vont espérer. Espérer en vous.
Jean RODHAIN
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 139-143.
[2] Cité par L'Union, janvier 1966, p. 13.
[3] Voir p.3 dans le carnet de Sidoine.
[4] Page 7.
[5] Vœux à S. Ém. le Cardinal Feltin par l'Abbé Pezeril. (« Sem. Religieuse de Paris, du 5-1-66, p.70.)
[6] En voir la liste dans l'ouvrage de Charles Klein, consacré au « 106, rue du Bac ».