On nous change tout
Jean RODHAIN, « On nous change tout », Messages du Secours Catholique, n° 166, septembre 1966, p. 3.
On nous change tout
Je visite une institution dont on m'a vanté les méthodes d'éducation. Et en effet la réussite est évidente. Le cadre enchanteur ne ressemble en rien aux casernes scolaires d'autrefois. Le matériel est fonctionnel. Ici est rassemblée une jeunesse vivante, éveillée, et qui travaille dans la joie.
Cette jeunesse est généreuse : elle se passionne pour la famine aux Indes. Cette jeunesse est curieuse : on m'interroge pendant une heure d'horloge sur la lutte contre la faim. Très impressionnés par une émission récente de télévision, ces jeunes ramènent tous les problèmes de famine à la question des inutiles vaches sacrées et surtout de l'alimentation uniquement basée sur le riz. On m'explique les avantages de la polyculture. De l'avis de ces jeunes - et des professeurs - notre action charitable manque d'énergie. Nous devrions changer leurs méthodes de travail. Nous n'avons qu'à exiger des modifications dans l'alimentation. Nous ne sauverons ces gens de la famine qu'en les contraignant à modifier sur le champ leurs menus quotidiens...
Je me suis défendu comme j'ai pu en expliquant les coutumes tenaces, et les étapes nécessaires, et la longue pédagogie à employer pour éveiller les villages indiens aux méthodes modernes. J’ai quitté mon auditoire ayant subi mon examen avec la simple mention « passable », car visiblement je ne l'avais pas convaincu.
En me reconduisant, le Directeur tient à me faire admirer les cuisines étincelantes et l'économat immense. L'habitude de la visite des prisons et des camps de réfugiés m'a donné une faculté d'observation suraiguë : je repère dans l'économat un stock anormalement important que je reconnais bien : ce sont deux mille kilos d'excellentes conserves de porc canadien que nous avons procuré -gracieusement- à cette maison lorsqu'elle s'est créée il y a 4 ans. L'Econome rougit et avoue : « Oui, le stock est intact. Que voulez-vous, nos élèves préfèrent les marques de charcuterie française… »
Ainsi ceux-ci exigent qu'à 15.000 kilomètres de distance je change les habitudes ancestrales de millions d'hommes, mais ils sont incapables de supporter dans leur propre assiette une marque de jambon différente de celle de leur épicier habituel. Décidément, le Français est un curieux animal proposant sans cesse un nouveau système idéal pour réformer le monde entier, tandis qu'il reste lui-même esclave de ses ornières chéries. La pédagogie, en France, sera une longue patience.
Une pauvre plage africaine. Le village ne meurt pas de faim, certes, mais c'est presque la misère. La famille qui me reçoit à l'improviste me fait partager des sardines grillées. Elles sont excellentes. Mais en les savourant j'observe toutes les assiettes : ces sardines n'ont pas de têtes. Cela m'intrigue, car je suis curieux de leurs méthodes de pêche. J'interroge, et on me montre fièrement la boite de sardines vide avec son inscription en caractères japonais. Ainsi cette famille a payé chez l'épicier du souk, le prix du fer blanc, de la main d'œuvre japonaise et du transport de Nagasaki à Dakar, tandis qu'à deux brasses de sa plage la mer fourmille de poissons gratuits ...
Combien de temps faudra-t-il pour apprendre à ce village comment tirer parti des richesses que chaque vague lui présente et qu'il néglige ?
En Afrique, le développement, c'est à dire l'apprentissage du travail créateur, sera aussi une longue patience.
Ce vendredi soir, dans ce buffet de gare, je cherche une table paisible. Hélas ! mon vis-à-vis aussitôt fulmine devant une raie au beurre noir dont le goût évoque un plastique cotonneux traité avec une graisse sans beurre. Et il m'interroge : « J'ai lu dans mon journal que les évêques italiens ont supprimé le maigre du vendredi. Voilà des gens intelligents. Qu'est-ce qu'on attend en France pour adopter la même loi. Ça devrait être pareil partout. »
-Cher Monsieur, cette loi de l'Église, nous allons non seulement l'adopter, ce qui est facile, mais aussi l'adapter, ce qui est plus difficile.
- La loi n'est pas la même pour tous ?
- Justement non. La loi dont vous parlez a été promulguée par le Pape le 18 février dernier[1]. Elle ne supprime pas le vendredi, comme vous dites. Elle maintient ce jour comme jour de pénitence. Mais elle laisse à l'Épiscopat de chaque pays le soin de fixer la pénitence adaptée à notre époque. Au lieu de se priver de viande pour déguster une truite ou du saumon, ce qui n'est pas une réelle pénitence - quand le poisson est frais - on vous proposera de vous priver de tabac, ou d'alcool, ou de cinéma. Mais l'argent ainsi économisé on vous suggèrera de l'employer au service des plus pauvres, comme le faisaient les premiers chrétiens se privant de viande.
- Ainsi on revient en arrière ?
- Non, on va vers l'avant, car cette nouvelle loi propose aux chrétiens des pays riches d'envoyer le fruit de leurs privations aux pays de la faim. Et c'est ici que le carême et le Vendredi prennent des dimensions internationales. La pénitence ne sera plus localisée seulement au contenu de votre assiette. Au lieu de s'interroger pour savoir si le menu est maigre, on sera conduit à s'examiner sur l'aide réellement versée pour les enfants sans pain des antipodes. Il faudra du temps pour expliquer cela, pour adapter cette loi à chaque pays, à chaque diocèse.
La pédagogie est une longue patience
- Somme toute, dans la religion on nous change tout.
- Dites plutôt que plus le Concile s'éloigne plus il change le relief de ce qui nous paraissait banal. Le vendredi était synonyme de poisson. Il devient évocateur du Tiers-Monde, de la Charité, du Partage. La religion ne change pas. C'est la Charité, cette lente pédagogie qui commence à nous éclairer, à nous révéler ce que le monde attend d'un chrétien.
Vous aviez les yeux fixés sur votre assiette. On vous proposera aussi de regarder la mappemonde...
La religion quitte les dimensions de la cuisine pour prendre celle de la charité...
Ce sera une longue pédagogie. Mais ça commence déjà...
On s’imagine le Secours Catholique absorbé par l’envoi des camions vers un sinistre. Non : cela est facile et automatique. Ce qui passe avant tout, ce qui est notre travail essentiel, c’est la pédagogie de la charité.
Les 800.000 abonnés de ce journal sont les « messagers » de ce travail.
Mgr Jean RODHAIN
[1] Constitution Paenitemini.