Jean RODHAIN, « 1 % », Messages du Secours Catholique, n° 175, juin 1967, p. 1.

1 %

Lui : Moi, je suis expert-comptable de profession. J’aime les chiffres précis. Or, entre ces vaches de l’Inde et ces appels pour le Tiers Monde, tout devient de plus en plus incertain. L'Encyclique oblige-t-elle autant que les Dix Commandements ? On ne s’y retrouve plus, d'autant qu’au catéchisme les Commandements en vers de mirliton ont disparu. Est-ce que je dois verser ? Combien verser ? Et à qui verser ?

Moi : Ne soyez pas obsédé de versements. Une Encyclique ne se chiffre pas comme la facture du charcutier. Il ne s’agit pas de taxer, il s’agit d'éveiller d’abord les âmes aux dimensions mondiales de leur devoir social.

Lui : Je suis justement cette âme qui s’éveille, comme vous dites. J’ai relu deux fois l’Encyclique. J’ai compris que chaque nation confortable a désormais des devoirs vis-à-vis des nations pauvres. Je veux traduire cela en actes, et je réclame un barème. Pourquoi n’affichez-vous pas, un pourcentage comme pour l’impôt sur le revenu ?

Moi : Parce que l’Église n’est pas un contrôleur des contributions. L’Église met au premier rang ceux qui pratiquent une charité inchiffrable. Voici une mère qui aime ses enfants avec une affection continuelle, des soucis toujours, et des larmes parfois. Elle se situe au-dessus de tous les pourcentages. Celui-ci recueille à son foyer ses trois neveux orphelins, et cette charge charitable diminue son revenu et supprime ses vacances. Vous n'allez pas lui ajouter je ne sais quelle surtaxe ?

Lui : Vous noyez le poisson avec vos exemples émotifs. Je vous ai posé une question précise. Il s’agit de moi, et vous connaissez ma situation. Je n’ai pas de neveux orphelins ni de nièces à marier. J'ai cinq enfants, tous casés. Ma femme travaille et gagne autant que moi. Que dois-je payer ?

Moi : Vous devez payer d’abord ce que vous devez. Si vous êtes employeur, vous devez, avant tout, un juste salaire à votre employé. Si vous fréquentez les offices, vous devez payer votre part pour construire l’église qui vous abrite.

Lui : Vous fuyez encore ma question. Mon devoir d'employeur, je l'accomplis. Quant au denier du culte et à ma cotisation pour la chorale Sainte-Philomène, je règle tout dès l'échéance du 15 janvier, au tarif des membres bienfaiteurs de première classe.

La question que je vous pose - et que vous n’avez pas l’air de comprendre - est celle-ci : l'Encyclique récente sur le Tiers Monde réclame-t-elle quelque chose de plus ? Ses exigences concernent-elles les seuls gouvernements ou bien aussi moi-même personnellement, et, dans ce cas, combien de francs par an ? Répondez.

Moi : je réponds que l'Encyclique concerne les deux : l'État et vous. A Bombay le Pape avait demandé aux Etats de prélever sur leurs budgets militaires 1% pour aider le Tiers Monde. Dans l'Encyclique, le Pape s'adresse, en plus, à chacun, donc à vous. Et à chacun il demande un geste.

Lui : Quel geste ?

Moi : Un geste en plus. Si avant l’Encyclique vous donniez mille, devez-vous, après l’Encyclique, donner mille plus x ? Non, la charité n’est pas l'arithmétique. Mais après l’Encyclique, si votre comportement vis-à-vis du Tiers Monde reste identique, vous n’avez pas compris l'Encyclique. À vous de traduire.

Lui : Je traduis par un chèque. Mais je vous vois déjà sourire. Après le versement d'un instant vous me croyez rassuré pour un an. Vous me soupçonnez de chercher à avoir « bonne conscience ». Parce que je suis méthodique, vous me prenez pour un pharisien.

Moi : Que non pas ! Que ceux qui se moquent du pharisien fassent déjà autant que lui : il payait sa dîme, c'est-à-dire 10%. Moi, je crains celui qui ne fait rien du tout. Celui qui pérore sans cesse mais élimine le moindre effort sous prétexte qu'il ne veut pas être comme ce pharisien payant sa dîme : celui-là, c'est un piluliste.

Lui : Vous dites ?

Moi : Je dis un « piluliste ». Discourir sur le Tiers Monde sans prendre aucun risque de commettre un acte de charité, c'est être partisan de la « pilule du cœur ». Ceux-là veulent aimer, mais prennent des précautions pour éviter les conséquences financières de leur amour du prochain. Cette pilule du porte-monnaie est beaucoup plus en usage que l'autre.

Lui : C'est la première fois que j'entends parler de cette pilule-là. Mais si je comprends bien, vous voulez rétablir la dîme. Vous me taxez à 10 % ?

Moi : Je ne vous taxe pas ; je réponds à votre question. Vous voulez à tout prix un chiffre. Je prends celui du Pape aux États. Je vous propose, en application de l’Encyclique, de donner aujourd'hui ce 1% en plus de ce que vous donniez hier.

Lui : C'est ridiculement faible et facile.

Moi : Je vous prends au mot. J'ouvre un compte ici pour les versements de ce fameux 1 %. Si les Françaises me versent 1% de leurs rouges à lèvres et les Français 1% de leurs mises au Tiercé, avec ce faible 1%, dans trois mois je puis construire dix hôpitaux pour les lépreux d'Extrême Orient et reloger mille jeunes foyers en France.

Lui : Votre calcul ne me concerne pas je ne joue pas au Tiercé.

Moi : Raison de plus pour calculer sans être à la merci d’un jockey ou d’un cheval. Vous voulez absolument un chiffre ? Voici les vacances ; chaque jour, bloquez 1 % sur : kilométrage, apéritifs et tabac. En rentrant, versez au C.C.P. 5620-09 Paris : compte « Opération 1 % ». Chiffres demandés, chiffres donnés. J'ai répondu. Terminé.

Jean RODHAIN.