Charité à l'heure de l'ordinateur
Jean RODHAIN, « Charité à l'heure de l'ordinateur », Messages du Secours Catholique, n° 178, octobre 1967, p. 3.
Charité à l'heure de l'ordinateur
Lui.- Le Secours Catholique se transforme-t-il en clinique chirurgicale ou en tour de contrôle d'aérodrome ? En entrant hier au 106 rue du Bac j'ai eu la surprise de voir votre rez-de-chaussée occupé par des machines neuves et silencieuses. Des voyants rouges et verts s’allument alternativement devant des hommes en blouses blanches. Je ne reconnais plus mon vieil S.O.S. Devenez-vous salle d'opération ou bien poste d'aiguillage ?
Moi. - Ni clinique, ni aérodrome. Ces 12 machines bleues sont les éléments de notre nouvel ordinateur IBM 366. Ce cerveau électronique (ci-contre) dépouille et analyse les travaux qu'on lui soumet. Cette petite armoire grise renferme les 11 bobines de bandes magnétiques qui remplacent les 850.000 fiches des adhérents du Secours Catholique en France. Alors qu'il fallait de longs jours pour recopier 850.000 adresses, ce pupitre lumineux ordonnance leur fabrication en quelques heures.
Lui. - C'est encore une opération éclair, car l'an dernier ceci n'existait pas.
Moi. - Détrompez-vous. Depuis très longtemps le Conseil d'administration du Secours Catholique prépare cette opération. Au-delà de 800.000 fiches, les systèmes manuels coûtent trop chers et sont débordés. Le Conseil a provoqué des enquêtes, convoqué des experts, et finalement pris la décision : Il a fallu 3 années d’études pour trouver la solution et répartir les risques.
Lui. - Quels risques ?
Moi. - Cette machine travaillant extrêmement rapidement n'est intéressante que si elle fonctionne à plein temps. Outre le fichier et les abonnements à « Messages », elle analysera et sélectionnera toutes nos statistiques qu’il s'agisse de Micro-réalisations ou de nos services d’émigration. Le reste du temps, elle travaillera pour d'autres institutions qui ont accepté de partager avec nous ce risque.
Lui. - Le Secours Catholique est donc la première œuvre privée équipée en ordinateur. Vous devez en être fier ?
Moi. - Pas fier du tout. Il n'y a aucune gloire à ne pas être en retard. Toutes les entreprises industrielles ou commerciales qui dépassent 800.000 clients passent sur ordinateur. C'est normal.
Lui. - Vous avez dit « clients ». Les entreprises industrielles et commerciales produisent et vendent des auto ou des téléviseurs, du savon ou bien de l'apéritif, tandis que vous, vous ne vendez rien, et cependant vous avez 850 mille Français qui restent clients fidèles. Commercialement c'est inexplicable. Mais est-ce exact ?
Moi. - C'est exact : nous ne « vendons » rien. Et notre « clientèle » non seulement paye ré-gu-liè-re-ment, mais elle augmente d'année en année. Chaque mois, des spécialistes de la publicité viennent ici observer ce phénomène pour eux anormal mais évident. Ils constatent mais ils ne comprennent pas. Peut-être qu’un jour un de ces experts en questions socio-religieuses, si attentifs dès qu'une demi-douzaine de personnes signent un manifeste, se décidera-t-il à étudier ce fait de 850.000 personnes signant régulièrement leur chèque au compte de la Charité. C'est un référendum aveuglant. Mais l’heure n’est pas encore venue de l’étudier...
Lui. - Outillés comme vous l'êtes maintenant, pourquoi au lieu de Micro-réalisations ne pas prendre carrément en charge une région entière du tiers Monde ? Proposez donc à un pays pauvre un projet global pour toute l'agriculture du pays. Ce serait plus spectaculaire et plus probant. Plusieurs orateurs de la Semaine Sociale de Nantes ont prôné ce travail à grande échelle.
Moi. - Ils ont eu parfaitement raison. Un économiste, un politique ont pour devoir de prendre en mains l'économie ou la politique d'un pays. Nous, ce n'est pas notre rôle. « Développer une région est une chose. Développer l'homme est une autre chose. » Dans l’Évangile il n'y a pas de programme d'économie politique. Mais Il y a un levain qui prépare les hommes à traduire l’amour de leurs frères dans leur poste d’économistes ou leur métier de financiers, - Caritas Internationalis - a été citée dans l'Encyclique pour travailler au développement des peuples dans le cadré des structures économiques et politiques, mais sans se substituer à elles. Nos Micro-réalisations, au ras du sol, sont d'abord un travail pédagogique : former des responsables locaux.
Lui. - Alors, si je comprends bien, tout votre travail de formation se localise au loin. C'est du téléguidage pédagogique.
Moi. - Pas du tout. Vous êtes dans l'erreur totale. L'aide au Tiers Monde commence déjà devant notre porte. Le développement intégral est une phrase creuse s'il escamote l'infirme du quartier ou le vieillard isolé.
Lui. J'ai justement un vieil oncle qui a besoin de soins continuels et, dans les hospices, je ne trouve aucune place pour lui.
Moi. - Et moi non plus, je n’en trouverai pas et nous en trouverons de moins en moins. Chaque semaine, en France, les religieuses de tous Ordres ferment une nouvelle maison. Ce n’est pas une question de persécution, ni d’argent. C’est une question de vocations...
Lui. - C'est curieux, on ne parle jamais de cela dans les journaux. Mais je ne vois pas le rapport avec le Tiers Monde ?
Moi. - Il y a un rapport direct : comment voulez-vous envoyer des infirmiers au Tchad et des soignantes au Cambodge si ici, chez nous, les générosités reculent devant un service des pauvres ? Tout se tient.
Lui. - Moi, je prétends que la jeunesse actuelle est avide de s’adapter à des structures nouvelles et que sa générosité est admirable.
Moi. - Sa générosité est réelle. Mais ne nous payons pas de mots : rien ne remplace la compétence. L’adaptation aux structures n'est possible que si l’adapté est adaptable. Les statistiques officielles avouent qu’en 1967, parmi les jeunes Français déjà sélectionnés pour le service militaire, 43% n'avaient même pas le niveau du certificat d'études. Comment enseigner les autres si on n'est pas soi-même capable de rédiger correctement un texte de 30 lignes ? Comment envoyer des instructeurs en Afrique si, au départ, il n’y a déjà pas d'instruction ? Notre suffisance gauloise nous aveugle. Nous avons besoin - avant tout - de nous former nous-mêmes. Le premier travail pour le Tiers Monde commence à notre porte.
Lui. - Alors vous avouez ce travail terre-à-terre malgré votre ordinateur ?
Moi. - Non, j'avoue à cause de l’ordinateur. Il va mettre noir sur blanc, avec l’évidence de ses calculs électroniques, la grande statistique des pauvres qui attendent à notre porte. Avec le rythme lent et rigoureux qui convient aux travaux de longue haleine, cette machinerie va purifier une certaine Charité de la poussière que les siècles lui avaient collée au visage. Avec sa rigueur implacable, elle va nous crier en clair : mais qui donc est mon prochain ?
Un ordinateur, c’est le signe d'une Charité qui cherche à s'adapter.
Jean RODHAIN.