Il faut un bilan, mais
Jean RODHAIN, « Il faut un bilan », Messages du Secours Catholique, n° 179, novembre 1967, p. 7.
Il faut un bilan, mais…
Quand les Commissaires aux Comptes, dans une Association reconnue d’utilité publique, viennent chaque mois, en vertu des dispositions légales, inspecter la comptabilité, il faut bien présenter des comptes exacts et finalement un bilan complet.
Quand les donateurs envoient un chèque postal ou bancaire et que le temps manque pour détailler à chacun l’utilisation de son don, il faut bien dans cette lettre collective appelée « Messages » fournir des chiffres sur les affectations de ces chèques.
Mais en imprimant ces chiffres sur cette page, pourquoi donc je me sens tout à coup maladroit comme l'enfant qui avec des chiffres de carton, voudrait dessiner un visage ?
Tant de millions d'anciens francs. C’est bien. Tant de millions de nouveaux francs. C’est mieux encore.
Mais cette minuscule drachme qu’avait en secret donné la pauvre veuve - et que j’oubliais - c'est plus important.
Dans ce village dévasté, il est exact qu’on a fourni tel chiffre de matériaux et tant d'heures de travail. Mais s'il n'y avait pas eu en même temps, au même lieu, la Croix-Rouge et les Ponts et Chaussées, l’Armée du Salut et le Secours Populaire, nos chiffres n’auraient été que des squelettes : c'est la convergence de toute la communauté qui compte.
Dans ce camp en plein vent où la guerre de Terre Sainte vient d'enfourner brutalement ces artisans, ces vignerons, ces commerçants, oui il est exact qu’un avion a livré 4.237 couvertures marquées S.O.S., exactement comptabilisées par nous au dépôt d’Orly. Mais dans la plus pauvre des tentes, tandis que souffle la tempête du désert, la chanson de cette mère qui berce son enfant en le protégeant du vent de sable, elle a plus de prix, elle a plus de poids que 30 tonnes de nos couvertures.
Dans ce village perdu de la brousse, le chiffre dépensé pour creuser le puits est exact. Et aussi la facture des briques pour la margelle. Et aussi la note de la pompe comme celle des tuyauteries. Tout est réglé à un centime près pour les semences des jardins potagers.
Voilà un village qui, pour la première fois, mangera à sa faim. Et ça nous a coûté, transports compris, tant. Au 106, rue du Bac, notre vieux comptable tout grognon peut vous sortir le dossier, les pièces comptables, et chiffrer rigoureusement cette redistribution - micro. Exact bilan.
Mais, dans la cuisine où sa mère prépare le dîner, Pierrot, neuf ans, regarde non pas le bilan, mais les deux photos de cette Micro épinglées au-dessus du réfrigérateur. La photo du village avant, aride et triste. La photo du village après, fleuri et chantant. Pierrot, neuf ans, n’a pas lu l'Encyclique sur le développement. Mais il rapproche les deux photos. Mais il compare ce village et son école à lui. Il regarde tout ce qui brille dans le réfrigérateur entrouvert. Et le soir, curieusement, il a dit à la fin du souper : " Moi, je sais bien ce que je ferai plus tard ! " Il avait alors un drôle de regard, Pierrot.
Mais ce regard d'enfant, ça vaut tous les bilans.
Préparer l'avenir, c'est cela qui compte.
J.R.