Ayez pitié des enfants messieurs
Jean RODHAIN, « Ayez pitié des enfants, messieurs… », Témoignage Chrétien, 18 janvier 1968.
Ayez pitié des enfants messieurs
par Mgr RODHAIN, président de la Caritas internationale
L’Egypte annonce 417.000 nouveaux réfugiés et la Jordanie 350.000. Envoyé sur place par le Saint-Siège parmi ces réfugiés, on en revient « saisi » et ceci malgré l'habitude de la visite de camps. Les réfugiés d'Égypte sont de deux sortes. Ceux de juin se sont enfuis de Gaza et du Sinaï : environ 17.000. Ceux de l'évacuation de Suez et d'Ismaïlia en novembre : environ 400.000.
La moitié ont été logés chez l'habitant dans la banlieue du Caire. Ce système évite la vie artificielle des camps, et malgré l'entassement dans les maisons, est préférable à l'hiver sous la tente. Mais Il rend impossible les statistiques exactes, et réduit le sérieux des distributions. Dans un appartement où cohabitent 45 personnes, allez donc distinguer les locataires et les réfugiés ?
L'autre moitié est installée dans des camps, principalement dans la Province de la Libération, où les réalisations agricoles commençaient une victoire sur le désert. Ces réfugiés, comme toute la population de l'Égypte, sont soumis à un rationnement alimentaire draconien.
Ce qui reste actuellement de la Jordanie libre, entre le Jourdain et Amman, totalise à peine un million d’habitants formés pour moitié de réfugiés arrivés en 1948. Cette Jordanie réduite annonce que, depuis juin, elle a accueilli 360.000 nouveaux réfugiés. Même si le chiffre contrôlable n’est que de 225.000, cela fait un apport de 22 % en plus. Qu'auraient dit nos bons Français s’ils avaient eu à accueillir un nombre proportionnel de réfugiés d’Afrique du Nord, c'est-à-dire 11 millions de compatriotes ?
Sur ces 225.000 nouveaux réfugiés, 80 % se sont infiltrés chez l'habitant sur les collines entourant Amman. Les 20 % restant, et tous ceux qui arrivent continuellement, sont parqués dans des camps improvisés le long du Jourdain. Dès que la chaleur arrivera, on devra abandonner ces campements, car, au niveau de la Mer Morte l'été est intolérable sous la tente. Mais pour l'hiver, ils ont moins froid ici que dans la montagne. Ils ont « moins froid », déclare le communiqué officiel. Il faut avoir passé ce Noël 1967 avec eux, dans un de ces camps, pour comprendre ce « moins froid ». La plupart des tentes sont des toiles ne résistant ni à la pluie, ni au froid. Le sol de terre battue, une couverture, quelques hardes. Et toute la journée ces gens regardent vers l'autre rive du Jourdain en songeant à leur maison, à leur vigne, à tout ce qu'ils ont quitté depuis le 5 juin. Même sans dresser un réquisitoire contre l’un ou l’autre, le fait est là, un fait humain à grande échelle : depuis vingt ans, en face du problème des réfugiés arabes dont la situation n’a fait qu’empirer, les Nations Unies se sont révélées un colosse aux mains d'argile.
On passe le Jourdain à contre-courant des réfugiés qui continuent à descendre de Naplouse ou de Gaza. Et voici Jérusalem. La Maison d'Abraham n’est pas devenue sans objet. Elle a changé d’objet. Créée à la demande de Paul VI pour accueillir gratuitement les pèlerins d'Orient de toutes religions, elle est devenue, depuis juin, la centrale de Caritas Jérusalem. Sa première succursale est, à trois pas, dans le village de Siloé qui l'entoure : un nouveau dispensaire.
Et le médecin de notre dispensaire n’a qu’un sujet de conversation : l’état des enfants. Scolioses, dermatoses, retards de croissance. Et à cela une seule cause : rareté du lait et sous-alimentation des mères.
Ces enfants maigres de Siloé, ce sont les mêmes que ceux des camps de Jordanie ou d’Egypte. Dans la collection de photos que j’ai rapportée, tous les clichés pris au Caire, au Jourdain ou dans la banlieue de Jérusalem sont interchangeables : de pauvres enfants inoubliables, des enfants sans poids.
Si je dispose de trois jours libres, j’en emploie un à envoyer là-bas du lait et des couvertures, mais j’en réserve deux à crier cela partout. Ni à Rome, ni à New York, ni à Paris, on ne se rend compte actuellement de la misère de certains enfants au Proche-Orient.
Plus tard, quand une séquence de télévision sera consacrée à ce problème spécial de ces enfants-là, les spectateurs seront stupéfaits et attristés de ne l’avoir pas perçu à temps...
A Rome, un Comité International de Caritas se réunit l’autre jour spécialement pour ce problème-là.
A la fin de la réunion, un de nos délégués d’Afrique Centrale intervint : « Vous avez raison d’aider ces enfants du Proche-Orient qui ont faim et froid. Mais pourquoi ne parlez-vous pas de nos enfants du Nigeria qui n’auront plus jamais faim ni froid parce que… »
Voilà pourquoi une mission spéciale de Caritas Internationalis est partie de Rome pour Lagos. Elle essaye, au nom du Saint-Siège, d’intervenir pour arrêter ce massacre qui, depuis six mois, a déjà exterminé plus de 100.000 victimes. Elle essaye d’apporter des médicaments et des secours aux survivants du Biafra. Elle essayera, au retour, d’apprendre aux Français que cette extermination totale d’une population, village par village, est un fait de 1968 qu’on ne devrait pas reléguer à la dernière ligne de la dernière page des journaux...
Et nous essayons de parler au nom de ces pauvres enfants qui payent toujours les premiers quand les grands ou les puissants, ou bien troquent leurs armes, ou bien nous endorment avec leurs discours.
Mgr Jean RODHAIN.