De l’emploi du mot pauvre
Jean RODHAIN, « De l'emploi du mot "pauvre" », Messages du Secours Catholique, n° 182, février 1968, p. 2.
De l’emploi du mot pauvre
Deux professeurs nous adressent une protestation véhémente parce que, dans notre dernier numéro, notre collaborateur Durand, évoquant la misère de certaines femmes[1], a employé l’expression « pauvre femme ». Et les deux professeurs, citant les textes du Concile, me prouvent les richesses de l’âme féminine et me condamnent comme un affreux ignare ignorant les qualités de l’âme féminine.
Je ne suis pas bouleversé par cette condamnation. Quand un millionnaire, renversé par une voiture, agonise sur le trottoir, on s’écrie : « Oh ! le pauvre homme. » C’est le cri du cœur. On le plaint, mais c’est sans nier pour cela la valeur de son compte en banque.
Quand Durand cite le cas d’une mère de famille avec huit enfants abandonnée par un mari insouciant, il plaint cette femme sans défense et il écrit « pauvre femme ». C’est le cri du cœur devant un fardeau écrasant, ce n’est pas une sous-estimation des richesses de l’âme féminine.
Durand est l’un de nos délégués diocésains.
« Messages » s’honore aussi de la collaboration d’académiciens, mais ils ne sont pas davantage épargnés. Jean Guitton, de l’académie française, a bien voulu, dans « Messages »[2], écrire une page magistrale sur la pauvreté. Du coup, un ecclésiastique anonyme s’est chargé, dans une revue où nous comptons beaucoup d’amis, de régler son compte à notre académicien.
On déclare ses paroles « dangereuses » et on proclame qu’elles « défigurent le messages évangélique ». En quatre colonnes, l’auteur de cet article oppose Jean Guitton à Paul VI : il n’a sans doute pas lu le livre des confidences de Paul VI à Jean Guitton.[3]
Or, quand on lit ce réquisitoire, on y découvre des textes excellents. En tant que membre de la commission pontificale Justice et Paix, je me réjouis de telles déclarations qui reflètent exactement le travail entrepris par cette commission. Mais il ne faut pas transformer une commission de travail en tribunal de condamnation. C’est trop facile de s’emparer d’un paragraphe encyclique comme d’une toise et de lancer l’anathème contre tout écrivain qui ne passerait pas exactement sous cette toise.
Les quatre Evangélistes ont des personnalités et des perspectives fort différentes. Si je m’empare de celui des quatre que je préfère, je puis remarquer que chacun des trois autres a omis tel fait, ou bien précisé certains délais, ajouté tel commentaire. Cela ne me confère pas le droit de condamner les trois autres pour des omissions et des additifs.
Sur la famine de Jérusalem, saint Paul a écrit 63 versets pour provoquer une aide, tandis qu’on ne trouve pas une ligne, à ce sujet, dans les vingt chapitres de saint Jean. Cela ne me donne pas le droit de condamner saint Jean.
Sur la vertu de pauvreté, un canoniste, un économiste, un juriste, un reporter, un militant ouvrier, un philosophe, décriront des pages différentes. Heureusement, sinon nous serions déjà caporalisés. Jean Guitton a bien voulu, dans « Messages », donner sa note, comme toujours empreinte de recherche et d’inquiétude, qu’il en soit remercié.
On s’est plaint de l’Index et du Saint-Office de Rome. Ne construisons pas chez nous un Saint-Office qui jetterait l’anathème sur tout cerveau non conforme au gabarit type fixé à huis clos par un index parisien.
Le Concile n’a chargé personne de lancer des anathèmes. Mais il a ouvert des fenêtres. Nous apercevrons des perspectives agrandies, nous découvrirons les idées qu’on nous propose. Même si elles ont surgi d’un désaccord, nous en profiterons. Merci.
J.R