Le carnet de Sidoine. Sidoine et le développement
Jean RODHAIN, « Le carnet de Sidoine. Sidoine et le développement », Messages du Secours Catholique, n° 183, mars 1968, p. 2.
Le carnet de Sidoine
Sidoine et le développement
Parlez-moi du Japon...
Chaque fois que j'entends un conférencier décrire dramatiquement les foules qui inexorablement seront parait-il acculées dans 10 ans à la famine, je pense au Japon. A ces îles surpeuplées dont les 100 millions d’habitants n’ont jamais connu la famine. A ce pays sans mines de charbon ni de fer qui est devenu une des grandes puissances industrielles du monde.
Comme j’ai l’esprit mal tourné, j’ai, je l’avoue, déjà posé quelques fois en public à ces conférenciers ma question naïve : « Parlez-nous donc un peu du Japon et expliquez-nous pourquoi les Japonais n’ont jamais de famine ? » Mes conférenciers ont toujours éludé ma question. Sauf une fois. Une fois où le conférencier qui était un économiste de renom a répondu en 3 mots : « Les Japonais travaillent ». Mais cette réponse n’a pas plu à l’assistance. Les hommes ont sifflé le conférencier. Et les dames l’ont foudroyé de regards choqués comme si j’avais répondu « Kyrie eleison » en pleine grand-messe.
Mais moi qui suis têtu comme une très vieille mule, je répète ma question : pourquoi, au Japon, jamais de famine ?
A chacun sa spécialité
Pour combattre la faim dans le monde, à chacun sa spécialité.
On dit aux ingénieurs chimistes : produisez des engrais pour du bon blé. On dit aux économistes : réunissez vous en congrès pour équilibrer la production du Tiers Monde. On dit aux agronomes : envoyez vos meilleurs techniciens pour augmenter le rendement à l’hectare.
Mais parmi les spécialistes, j’ai toujours entendu dire qu'une catégorie croyait dur comme fer que le lys des champs et l’oiseau du ciel et le pain quotidien étaient entre les mains d'un Créateur. J’ai ouï-dire que certains parmi eux sont appelés chrétiens en raison d'un certain Christ qui dans son système relie aussi le pain quotidien à la prière de demande. C’est même écrit noir sur blanc dans le livre que ces spécialistes lisent et relisent comme le Testament de leur fondateur. Donc il est évident que, en plus de leurs activités au service du Tiers-Monde, les Chrétiens, spécialistes de la prière, passent chaque mois un certain nombre d’heures dans l’exercice de leur essentielle spécialité puisque le reste sera donné par surcroît. Et comme je suis méticuleux comme une mule de sacristie, j’interroge : pour cette prière combien minutes ?
Développement intégral
Michel est un coopérant modèle en Afrique Centrale. Il a même décidé de prolonger son « temps ». Il sacrifiera 2 ans pour ce village de brousse dont il a adopté intégralement le rythme de vie. Il s’astreint, pour être un des leurs, à tous les détails de nourriture et de leurs horaires. Sa formation de mécanicien lui a permis d’initier tous les jeunes à la manœuvre et à la réparation de tout le matériel agricole. Mais hier, dans un village le tracteur s’est renversé sur l'aîné d'une famille. Il restera paralysé pour toujours. Cela ne figure dans aucune brochure sur le développement. « Explique pourquoi il permet cela ? » Toute la famille lui pose la question... Savoir décoincer un démarreur, c’est bien. Savoir changer une lampe d’un poste de radio, c’est bien. Savoir apprendre à creuser un puits et à compter en francs et dollars, c’est bien. Savoir expliquer la souffrance de Job et tenir compagnie aux dernières heures du père, c’est autre chose. Autre chose. Et il n’y a pas de développement intégral sans cet autre chose. Mais qui donc en parle ?
SIDOINE