Lettre à nos abonnés
Jean RODHAIN, « Lettre à nos abonnés », Messages du Secours Catholique, n° 191, novembre 1968, p. 3.
Lettre à nos abonnés
Certains journaux publient les listes de donateurs. Certaines œuvres gravent en lettres d’or les noms des bienfaiteurs sur des plaques de marbre.
Nos amis innombrables ne voudraient pas voir leur nom affiché sur ces pages ou sur du marbre.
La plupart écrivent : « Ne remerciez pas ». Beaucoup précisent. « Ne dépensez pas un timbre pour accuser réception. » Nous prenons à la lettre leur recommandation. Mais nous n’avons pas la conscience tranquille. Et sans dépenser un seul timbre nous cherchons un moyen d’atteindre une bonne fois ces amateurs de silence et de rejoindre même ceux qui ont placé un billet dans une enveloppe totalement anonyme.
- Il y a la famille qui à chaque numéro paru discute, parents et enfants réunis, celui des « cas Messages » qu'elle choisit, et le règle aussitôt régulièrement depuis 1948 : vingt ans de fidélité mensuelle.
- Il y a l’étudiante qui volontairement se prive d’un voyage et envoie l’équivalent pour une Micro-réalisation.
- Il y a l'aveugle qui déclare : « Je n’use jamais d’électricité dans mon logement. Il est donc juste que ce que je paierais à l’E.D.F., si j’étais clairvoyant, je vous le verse pour le Tiers-Monde. »
- Il y a l'inconnu venant un soir remettre au concierge un petit paquet « pour le Noël des prisonniers ». Et dans le paquet il n’y a que des billets de banque, et aucun indice pour retrouver l'origine du paquet.
- Il y a le pensionnaire de l’hospice qui envoie sa « part de tabac » pour le Biafra. Et la grand-mère qui ne peut que donner deux timbres poste.
- Il y a le mari qui accompagne son chèque pour les Cités-Secours d’une note à l’encre rouge interdisant de remercier, « afin que sa femme ne le sache pas ».
Nous cherchons à accuser réception pour que les donateurs identifiables sachent que leur chèque est bien parvenu et son montant affecté à la destination choisie. Mais nous ne réussissons pas à tous les coups.
Sur dix lépreux guéris, l’Évangile précise qu’un seul vint remercier le Christ. Et aussitôt on méprise les 9 autres pour une ingratitude manifeste. Or, je deviens de plus en plus indulgent pour ces 9 lépreux et je plaide pour certains d’entre eux : ce n’est pas toujours facile de réussir à remercier. Il y a le timide qui n’ose pas. Il y a le maladroit qui a peur de s'exprimer. Il y a le lambin qui remet toujours au lendemain. Vous voyez, je plaide pour les 9 lépreux muets, parce que vis-à-vis de nos amis, j’ai l’impression d’être parfois sinon lépreux, tout au moins muet.
Il y a la lettre que l’on a oublié d’envoyer.
Il y a la journée du 19 août dernier où nous avons reçu 3.864 chèques différents pour le Biafra : cela fait 3.864 lettres de remerciements à signer pour un seul jour.
Il y a l’ordinateur perfectionné qui, comme une secrétaire distraite, s’est tout bonnement trompé, et a expédié à Washington USA les remerciements pour la dame de la rue Washington (16). Il y a la vérificatrice rêvant à son fiancé et laissant partir une lettre de rappel à ce bon Monsieur qui justement avait envoyé un mandat la veille au soir. Il y a la machine automatique qui s’obstine à envoyer deux exemplaires du journal à tel donateur méticuleux qui n’existe qu’à un seul exemplaire.
Auprès de tous, anonymes, oubliés, insaisissables, inconnus, inidentifiables, trop discrets, donateurs réguliers ou bienfaiteurs d’un soir, je voudrais une bonne fois, ici enfin dire merci.
Le merci véritable de la privation pour son frère - ne serait-ce qu'un verre d'eau – n’appartient qu’à Celui qui voit tout en secret.
Mais de nous avoir fait confiance, et pour avoir été par vous choisi, le Secours Catholique vous remercie.
Lorsque la religieuse infirmière reçoit son billet d’avion à Orly, elle rougit en voyant le prix marqué sur le ticket. Mais quand, arrivée au Biafra, elle tient à bout de bras l’enfant qui enfin refait ses premiers pas, elle voudrait remercier tant de cœurs. Car les cœurs ont besoin de mains.
JEAN RODHAIN.