Interview sur un livre
Jean RODHAIN, « Interview sur un livre », Messages du Secours Catholique, n° 201, octobre 1969, p. 4.
Interview sur un livre
Parmi les rédacteurs de « Messages », Sidoine est affecté à une rubrique spéciale. Il a le droit de lire les lettres des lecteurs ; de choisir celles qui lui paraissent les plus typiques et de proposer des réponses. Sidoine ayant un estomac crispé, un esprit caustique et une réplique acide, la rédaction doit éliminer chaque mois une bonne partie des textes prévus par lui, ce qui n’est pas fait pour adoucir le caractère dudit Sidoine. À moitié sacristain, à moitié scribouillard, ce curieux personnage « rôde » sans cesse dans les couloirs de « Messages » avide d’éplucher chaque manuscrit dans l’espoir d’y découvrir erreurs de syntaxe et fautes de ponctuation.
Au moment de la parution de « Charité à géométrie variable » un de nos reporters est allé interviewer Sidoine au sujet de ce livre de Mgr Rodhain.
Reporter. - Sidoine que pensez-vous d’abord de ce titre ?
Sidoine. - Je pense qu’il essaye de calquer la formule employée en aviation : « Avion à géométrie variable ». Ce qui est proprement une absurdité. En modifiant en cours de vol l’angle des ailes, on fait varier leur surface portante. Mais la géométrie, qui est une loi, ne varie jamais. Il y a donc confusion entre une surface qui peut varier, et la géométrie qui se contente, suivant des lois invariables, de mesurer cette surface.
R. - Sidoine pouvez-vous nous dire quel est le thème central de l'ouvrage ?
S. - Il n’y a pas de thème et il n’y a pas de centre. Il s’agit tout bonnement d’une anthologie des éditoriaux parus depuis 20 ans dans Messages.
R. - Qui dit anthologie dit choix. Comment ont été choisis ces textes ?
S. - La collection complète a été soumise à 75 personnes diverses à qui on a posé deux questions : quels sont les textes à éliminer. Quels sont ceux à maintenir en priorité. D’après le résultat des votes on a retenu 48 éditoriaux.
R. - Avez-vous rangé ces éditoriaux chronologiquement ?
S. - On s’en est bien gardé. Cela aurait paru imiter des « Mémoires ». L’auteur, dès qu’il aperçoit un guêpier a le défaut d’aussitôt s’y précipiter. Il est allé en Haute Cour témoigner pour le Maréchal Pétain. Il a été Aumônier Général de l'Armée française après la Libération. Il a fait l’exode des réfugiés de Haiphong à Saigon. Il revient du Biafra. Et entre-temps, il reçoit des milliers de lettres des lecteurs de Messages qui protestent, qui rectifient, qui interrogent. C’est ce dialogue qui accule l’auteur à rédiger.
R. - Sidoine, on prétend que vous avez servi de secrétaire à l’auteur.
S. - C'est absolument faux. L’auteur a besoin d’un contradicteur pour déclencher son cerveau qui est normalement très lent à démarrer. Je remplis ce rôle de souffre-douleur contradicteur. Mais pas plus. Je ne voudrais pas pour un empire subir le martyre d’un secrétariat de ce genre.
R. - Sidoine, vous pouvez tout de même nous révéler ce que vous savez des méthodes de travail de l'auteur ?
S. – C’est bien simple : sa méthode, c’est la valise.
R. - Je ne comprends pas. Expliquez-vous, je vous en prie.
S. - Eh bien voilà : Chaque fois que l’auteur en question remarque un fait, ou entend une réflexion, ou seulement entrevoit l’ombre d'une idée, il note. Comme il est totalement dépourvu de mémoire, il note sans arrêt. Au dos d’un menu, en marge d’un illustré, sur une carte de visite, sur le coin d’une nappe en papier d’un restaurant. Tout cela est enfoui dans ses poches, et chaque soir déversé dans une valise. Tous les huit jours la valise est triée ; c’est-à-dire que la moitié des papiers est jetée au feu. A la fin du mois, pour l’article de « Messages », on plonge dans la valise, ou plutôt dans les valises. Car il y en a de toutes tailles, dans tous les coins et toutes remplies. Ce n’est pas méthodique du tout.
R. - Combien de temps met-il pour rédiger cet article ?
S. - Ca dépend. Tantôt il rêve, et il résume sa rêverie d’un seul trait. Tantôt il expose une situation. Alors pour essayer d’être exact il devient insupportable. Il recommence son texte 10 fois, 15 fois. Cela fait le désespoir de toutes les dactylos de « Messages ».
R. - Je reviens au titre, que vient faire cette géométrie variable dans la Charité ?
S. – L’auteur est persuadé que l’Encyclique « Populorum Progressio » a changé le visage de la Charité. Non pas son âme qui est l’immuable vertu théologale de Charité, mais ce visage actuel dont le regard doit s’adapter à un monde nouveau.
Or cette adaptation n’est ni facile, ni évidente. L’auteur malgré ses apparences glaciales n’est pas un esprit entêté enfoui dans ses marottes. Si son chien, son confident de toujours pouvait parler, il révélerait que ses heures de doutes sont plus fréquentes que ses heures de certitudes.
R. - Vous me dites que l’auteur est un anxieux. Alors expliquez-moi comment il se fait que cet anxieux se mette tout d’un coup à publier ses anxiétés ?
S. - Soyez tranquille, il ne dira jamais un mot de ses propres anxiétés. Il a horreur de cet exhibitionnisme à la mode actuelle. S’il publie aujourd’hui ses certitudes sur la Charité de l’an 2.000, c’est parce qu’il est contraint par une force non négligeable : ses interlocuteurs. L'’ordinateur IBM 360.20 que la progression de « Messages » nous a contraint à installer 106 rue du Bac affiche chaque soir le chiffre des abonnés. On dépasse 900.000. C’est un fait indiscutable. Cela nous oblige à tenir compte d’une masse de braves gens qui ne rentrent dans aucune des catégories préparées par les statistiques ecclésiastiques.
Ce volume est la présentation d'un dialogue avec cette immense foule de lecteurs. Je défie un expert de négliger ce fait.
R. – L’auteur de ces éditoriaux n’a pas que des lecteurs fidèles. Il est très discuté dans certains milieux ecclésiastiques. Est-ce qu’il a su tenir compte de ces oppositions ?
S. - Voyez donc vous-même. Quand vous aurez lu le volume, revenez me voir. La conversation sera plus facile. Enchanté de vous avoir vu, cher confrère.