Mise au point de l'objectif
Jean RODHAIN, « Mise au point de l'objectif », in Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969. p. 45-47[1]
Mise au point de l'objectif
Je croyais, jusqu'ici, les Limbes remplies des seuls Justes d'Israël. Un seul peuple élu dans l'attente de son propre Messie.
Je sais maintenant que ce Messie ouvrit la porte de « beaucoup d'autres demeures préparées dans la Maison de son Père » (Joa. XIV, 2).
En même temps que les justes de la Bible, C'est le Peuple de Dieu tout entier racheté,
Les hommes des cavernes comme les Assyriens,
Les Aztèques comme les scribes égyptiens.
Ils sont entrés par la même Porte,
A la même heure,
Tous ces justes sans Bible.
Depuis hier, je le sais et je vous louerai désormais, Seigneur, pour vos peuples innombrables, mes frères insoupçonnés.
Comme le Pharisien convaincu d'être seul de la race élue,
Comme l’Européen d'avant Christophe Colomb, persuadé être seul le centre du monde,
je m'imaginais, parmi toutes les autres planètes désertes,
notre terre, unique, privilégiée et elle seule peuplée.
Et maintenant j'admets, Seigneur, que je n'ai pas le droit de mesurer votre Création avec mes centimètres,
ni de limiter votre Rédemption avec nos explications.
Vous entrez « même les portes fermées »,
Et nous ne pouvons savoir vos présences imperceptibles ni mesurer vos créations illimitées.
Découverte lointaine de mondes inaccessibles,
Découverte imprévisible de mondes habités,
J'y rêverai jour et nuit.
Mais ce matin, découverte pas lointaine :
A quatre heures d'avion, le monde de la faim.
Découverte parfaitement prévisible :
Deux milliards de mes frères sont pauvres,
d'une pauvreté inconnue en douce France.
Je ne serai pas jugé sur les Assyriens d'avant le Déluge, ni sur les Indiens d'avant Christophe Colomb.
Mais je serai jugé sur mes contemporains.
La balance me pèsera en face des hommes du Tiers-Monde, plus pauvres que Lazare.
Je ne serai pas jugé sur la pluralité des mondes habités, ni sur la théologie de ces humanités insoupçonnées,
mais sur la pluralité de ces pauvretés contemporaines
et sur mes devoirs vis-à-vis de l'humanité d'aujourd'hui.
Comme le photographe ajuste son diaphragme,
Comme devant la télévision on tourne le bouton de réglage,
Je cherche entre l'Asie et l'Afrique
le cadrage pour mon regard fatigué.
Plus je mets au point, plus, sur le petit écran secret,
je vois se préciser les images.
Je distingue peu à peu, sous un autre éclairage,
avec d'autres dimensions, les présences
de tous ceux que le Seigneur a placés sur ma route,
et que je n'avais pas, jusqu'ici,
aperçus ainsi.
[1] Texte formellement daté par Françoise Mallebay au 10 janvier 1965.