Tenir sa place mais rester à sa place
Jean RODHAIN, « Tenir sa place mais rester à sa place », Messages du Secours Catholique, n° 197, mai 1969, p. 1.
Tenir sa place mais rester à sa place
Un lecteur proteste :
« Vous alertez aujourd’hui sur le Biafra et hier c’était sur le Vietnam. Mais vous taisez les prisons de Grèce, les réfugiés du Soudan, les exploités du Pérou, les misères des Kurdes. Donc, vous êtes sectaires et vous avez vos victimes préférées. »
Sidoine, mon sacristain-secrétaire, me propose une réponse : « Et vous, monsieur, que faites-vous pour toutes ces victimes ? » Il n’est pas question d’écouter ce simpliste Sidoine. Car cette lettre, à mon avis, nous oblige à réfléchir. Elle pose deux problèmes à la fois. D’abord, l’étalage complet du panorama des misères mondiales. Ensuite, le choix à faire parmi elles pour déterminer les priorités.
I. D’abord le panorama
Il est exact que chaque région de la planète couvre des situations dramatiques. En Indonésie, sous le couvert d’une lutte contre le communisme, 800.000 hommes ont été exécutés, sans échos dans nos journaux. Au Soudan la persécution a chassé hors de chez eux plus de 500.000 nouveaux réfugiés. Au cœur même de l’Europe, un mur sépare implacablement des millions de familles. Non seulement en Grèce, mais dans 20 autres pays, des prisons échappent à tout recensement et à tout contrôle. Ce panorama réel nous est caché par un décor factice : des affiches touristiques invitent à des voyages de « rêve » vers des pays ensoleillés, mais où 60 % des habitants ne mangent pas à leur faim. On construit des palaces pour nos vacances dans des pays où les malades sans médecins attendent en vain un hôpital.
Ce panorama sur grand écran n’est d'ailleurs que l’exact agrandissement du petit format de mon quartier. Malgré le tapage de la quinzaine commerciale, malgré les enseignes au néon et le discours de mon député, je sais parfaitement le nombre des mal-logés entassés dans ma propre rue. Dans la maison d’en face Il est notoire que pour faire vivre ses quatre mioches, cette mère abandonnée se tue à l’ouvrage. Le fils de mon concierge se meurt lentement, « injustement » frappé à vingt ans par un cancer. Et au carrefour du coin, l’auto d’un ivrogne a fait hier au soir deux infirmes : c’est un coup injuste qui frappe leurs deux familles
Aucune subvention, aucune loi sociale ne compensera ces misères. Aux antipodes comme sur le trottoir d’en face, je me heurte à une douloureuse histoire. L’histoire de ces coups qui frappent les hommes à diverses heures : tantôt les uns, tantôt les autres, et finalement la totalité des hommes à leur heure dernière. En dehors du Péché originel, je n’ai trouvé aucune explication à l’échelle de cette terrible misère de tous les hommes sans aucune exception pour un seul...
Oui, vraiment, ce panorama mal connu, mal expliqué, nous avons besoin de le considérer.
II. La seconde question porte sur le choix à faire
Qu’il s’agisse de la mappemonde ou de mon village, si je suis responsable d’un organisme de charité, j’avoue franchement mon embarras : quelle priorité donner ? Comment choisir ? Comment ne pas se laisser influencer, inconsciemment, par des préjugés raciaux ou nationaux ou par ses propres préférences et comment éviter ce sectarisme évoqué par notre lecteur ?
Le choix est - je le reconnais - périlleux.
En pratique, voici comment nous essayons de choisir :
Il y a un premier tri facile à faire : on court au péril immédiat. Quand la maison brûle, l’incendie a priorité sur tout le reste. Dans le Biafra en feu, si on suspend le pont aérien pendant 10 jours, cela fera cent mille enfants aux portes de la mort. le Biafra est donc, pour l’instant, à mettre en tête de liste avec une priorité indiscutable : c’est évident.
Ce qui est moins évident, c’est la zone obscure des misères douteuses et imprécises. Jusqu’ici, nous placions dans ce secteur les réfugiés du Soudan. Tous les organismes internationaux ont reçu des appels à leur sujet. Mais où sont exactement ces réfugiés ? Et de quoi ont-ils exactement besoin ? Comme les réponses étaient obscures, on mettait ces réfugiés « en attente » en queue de liste. Attente ne veut pas dire inertie. Depuis un an, nous cherchons à éclaircir ce problème. Nous avons enquêté sur place. Nous pouvons chiffrer, maintenant, ces réfugiés à plus de 500.000. Et surtout, suivant les régions où ils ont été recueillis, nous savons qu'ici ils sont réinstallés normalement et que là, au contraire, ils manquent de tout : c’est donc là - exactement - qu'il faut maintenant intervenir.
Mais me direz-vous, entre ces deux cas : le Biafra évident et le Soudan étudié, il reste un panorama immense et que choisissez-vous ?
Je réponds : nous choisissons en prenant pour règle :
« Tenir sa place, mais rester à sa place. »
Primo : rester à sa propre place.
Donc ne pas empiéter sur la place des autres responsables.
- La place du Créateur, c’est de donner à son peuple le pain quotidien. Devant 3 milliards d’hommes, je n’ai pas à me substituer au Créateur. Je ne suis pas chargé de gouverner à sa place le monde entier, ni de parer à toutes les épidémies, à tous les naufrages, à toutes let famines. Il suffit d’un gramme de bon sens pour refuser ce gigantesque rôle.
- La place des pouvoirs publics est de régir leur pays en justice dans le souci du bien public. S’il y a des salaires de famine au Pérou, s’il y a des prisons inhumaines en Grèce, c’est aux citoyens de ces pays de modifier leurs structures et de transformer leurs lois. Je n’ai pas à prendre leur place ni leur rôle.
Secundo : tenir sa place.
La charité a une place précise et une fonction définie : elle doit avant tout tenir un rôle d’éveil.
- Elle découvre les misères, elle propose les remèdes. Elle informe et elle forme. Elle présente les situations et elle prépare les solutions. La charité d’aujourd’hui construit la justice sociale de demain.
- Saint Paul n’a pas résolu sur-le-champ le problème de l’esclavage. Mais il traitait l’esclave Philémon[1] avec respect et amour : il l’a fait admettre comme un frère. Il a ainsi peu à peu amené l’opinion, puis donc la législation, à effacer l’esclavage tout entier.
- Le Christ n’a pas soigné tous les paralytiques ni guéri tous les aveugles. Mais Il les a regardés d’un tel regard que Pierre, et Jacques, et Jean, et tous les disciples sont passés vis-à-vis des infirmes du mépris à l’estime.
La charité reste à sa place en révélant au monde la mort des enfants biafrais. Elle ne se contente pas de les nourrir. Elle interpelle les Grands, impassibles. Elle réclame que les structures internationales interviennent. Elle crie pour la justice. Elle crie pour paix.
La charité reste à sa place en révélant le nombre anormal des jeunes dans les prisons françaises et en dévoilant le nombre de prévenus détenus abusivement avant tout jugement. Elle informe l’opinion. Elle inquiète la législateur. Elle amorce une réforme dont la réalisation lui échappe.
La charité reste à sa place en prouvant que tant de misères sont conditionnées par des salaires injustement insuffisants. Elle crie pour la justice. Et elle laisse ensuite les structures sociales compétentes agir pour que cette justice soit appliquée.
L’activité charitable, ce n’est pas l’épicier choisissant dans son présentoir ni le pharmacien dosant dans sa balance. C’est davantage l’opticien aidant à voir plus loin ou le pilote accélérant ce qui était inerte.
La charité invente, elle prépare, elle provoque, elle accélère. Elle marche devant, en traduisant pour notre temps l’Évangile de la charité. C’est sa place. Et c’est une place en flèche, car en définitive ce sont les mots d’amour qui sont toujours les plus révolutionnaires.
« Tenir sa place - Rester à en place » La formule fait image. Son application n’est point facile. J’ai cru longtemps que c’était un travail d’équilibriste solitaire sur un long fil de fer. Je ne le crois plus maintenant, car plus on avance en tâtonnant, plus on reconnaît tant de voix amies qui alertent, qui informent, qui guident, qui réconfortent. A tous ces amis connus et inconnus, merci.
Jean RODHAIN.
[1] N.T. Epître de Paul à Philémon.