Des avions pour le Biafra
Jean RODHAIN, « A quoi ça tient…(des avions pour le Biafra) », La Croix, 7 janvier 1970.
Des avions pour le Biafra
A quoi ça tient...
par Jean RODHAIN
On a peur, je l’avoue, 24 heures avant de prendre l’avion pour cette descente en piqué dans le trou noir de la forêt d’Uli. Une fois embarqué dans l’avion, la placidité de l’équipage vous tranquillise. Comme l’énorme Stratocruiser C 97 à deux ponts est chargé à blocs, on vous installe dans le poste de pilotage. D’une pareille place, on ne perd pas un détail de l’opération. L’intérêt de cette acrobatie dans la nuit vous absorbe totalement. Et dès l’atterrissage sans douceur, une poigne énergique vous expédie comme un sac de noix dans une jeep qui démarre tous feux éteints.
Car le problème est de décharger l’avion sans perdre une seconde. Le bombardier nigérian peut surgir d’un instant à l’autre et nous avons déjà perdu plusieurs avions bombardés au sol. Pour que l’avion puisse, dans la même nuit, faire deux ou trois rotations depuis l’île de Sao Tomé, la cadence du déchargement doit être menée au quart de minute.
Cela pose des problèmes de détail. Ainsi les USA ont fourni un tonnage important de semoule de blé. C'est excellent pour la nutrition des enfants biafrais. Mais les sacs étaient de 100 kg. Avec un personnel sous-alimenté, le déchargement d’unités de 100 kg est impossible à vive allure. Il fallut acheter en Europe cent mille sacs en plastique de 50 kg et transvaser à la main dans nos magasins de Sao Tomé 5000 t. de semoule. A quoi ça tient...
Dans la forêt d’Uli, le déchargement s’achève. A deux pas de l’avion dont les quatre hélices tournent déjà, une noria humaine entasse les sacs dans les camions cachés sous les arbres. Une nuit ce sont les camions de Caritas, l’autre nuit les camions protestants. Aussitôt chargés ils filent dans l’obscurité vers les centraux qui desservent les 450 postes de distribution répartis dans le réduit biafrais.
Ces camions multicolores portent - comme dans toutes ces régions - des inscriptions énormes : « Gloire de Dieu le Père », ou bien « Glaive de saint Michel ». En les devinant filer dans la nuit noire sans un cri, sans un mot, on a l’impression d’une mécanique admirablement réglée.
Le mécanisme est parfait, c’est exact. Mais les mécaniques ne valent plus rien. Voici deux ans que le réduit biafrais étant coupé de la mer, aucun matériel automobile n’est venu renouveler ces voitures en service nuit et jour sur des pistes impossibles. Résultat : 30 % de nos camions roulent tandis que 70 % sont en réparation par suite de bombardement ou d’usure. Pour la Croix-Rouge, la proportion est la même. L’énorme pont aérien risque un jour de buter sur ce goulot d’étranglement. Tout est suspendu à la découverte de certaines pièces de rechange. A quoi ça tient...
J’ai vécu sur place cette extraordinaire ronde de nuit des avions qu’un œcuménisme empirique a associés au service des enfants les plus pauvres du monde. Et chaque matin la machine telex du Secours catholique me fournit, 106, rue du Bac, le bilan des vols de la nuit, le tonnage transporté, et aussi, hélas, les accidents arrivés.
Chaque telex me fait revivre la vision bouleversante de ces hangars où la file interminable des Biafraises vient présenter ces petites boules grisâtres qui auraient pu être leurs beaux enfants. Ceux qui survivront devront leur vie à ces mandats, à ces chèques que l’appel de la Croix a suscités pour cette Epiphanie de 1970.
Depuis deux ans déjà tout ce pont aérien de la charité est alimenté par ces petits rectangles de papier arrivant de partout. Petits mandats. Modestes chèques. A quoi ça tient...
Transvaser de la semoule dans un sac plus petit. Essayer de récupérer un carburateur sur un camion incendié. Porter au guichet de la poste un formulaire rempli. Petites choses... À quoi ça tient ? A ces petites choses.
Cinq pains d’orge et deux poissons sur le mont des Béatitudes.
Un broc d’eau et une serviette pour le lavement des pieds le Jeudi saint.
Quatre clous le Vendredi saint. Un pain rompu dans cette auberge d’Emmaüs.
A quoi ça tient… Petites choses…
Que le prix et le sens de ces petites choses viennent illuminer le cœur de tous ceux qui ont répondu à l'appel du journal la Croix. Merci !