Dimensions internationales de l'action charitable
Jean RODHAIN, « Dimensions internationales de l'action charitable », Documents-Secours, n° 28, octobre 1970, cahier jaune, np.
Dimensions internationales de l'action charitable
Je suis, en effet, président de Caritas Internationalis depuis cinq ans. Il y a quatre-vingt-quatorze organismes nationaux qui s'appellent tantôt Caritas, tantôt Welfare, tantôt Secours Catholique. Ces quatre-vingt-quatorze Caritas sont différentes. Il faut qu'elles tiennent compte de la géographie, de la psychologie, de la mentalité des différents pays. Mais dans leurs différences, il y a tout de même des constantes.
Une action charitable internationale agit forcément sur les structures…
Dans une ville française, un homme de bonne volonté vient se mettre à votre disposition. Vous lui proposez comme travail de visiter des vieillards et leur distribuer des colis. En allant porter ces colis, il découvre la misère exacte de ces gens, et il se rend compte qu'ils n'ont pas l'eau sur l'évier, qu'ils sont au cinquième étage alors qu'ils ont du mal à en gravir deux ; qu'ils sont isolés et abandonnés par leur famille.
Cette découverte de situation que l'homme de bonne volonté ignorait devrait le conduire à entrer dans le bureau d'aide sociale municipale afin, dans ces structures locales, de pouvoir intervenir et plaider la cause des vieux du quartier ; devrait le conduire, s'il se rend compte que le bureau d'aide sociale est endormi, à poser sa candidature au conseil municipal, pour là, intervenir sur le plan politique afin d'obtenir les subventions nécessaires et des mesures légales sur le plan municipal pour que ces vieillards fassent l'objet en toute justice sociale de mesures délibérées et votées, pour que dans cette ville il y ait un foyer pour les vieux, qu'il y ait une assistante sociale s'occupant d'eux. Ainsi, cet homme sera parti du colis pour arriver à l'institution.
C'est le chemin normal de la charité qui déclenche tout un cheminement vers la justice sociale de demain. Ce que vous constatez sur le plan local, vous le retrouvez sur le plan international.
Parmi les quatre-vingt-quatorze Caritas, il y en a qui étaient et qui sont encore au stade du colis, soit parce que ce sont des Caritas débutantes et pauvres comme la Caritas de Pnom-Penh au Cambodge, soit parce que ce sont des Caritas comme celle du Chili où la proximité des États-Unis a conduit certains organismes américains à déverser sur le Chili des navires entiers de colis de vivres qui ont sauvé de la famine certainement des quantités de populations, mais qui peu à peu ont infléchi le réseau local de la Caritas chilienne à être surtout un organisme distributeur de surplus américains, ce qui a rendu service à des écoles qui mouraient de faim, ce qui a rendu service à des quartiers populaires qui mouraient de faim, mais ce qui n'aboutit à rien vis-à-vis de la justice sociale.
Tout notre travail consiste à amener ces Caritas à former des responsables, à former des cadres capables ensuite, non pas de distribuer des colis, mais d'intervenir ensuite sur le plan municipal sur le plan provincial, sur le plan de l’État, afin d'arriver à une législation sociale meilleure, plus juste, plus adaptée.
Il s'agit de faire passer la Caritas nationale tout entière du stade de colis au stade la justice sociale.
A condition qu’elle travaille…
A condition bien entendu que tout ceci soit basé sur un travail concret et réel. Dans une ville, le distributeur de colis qui poserait sa candidature au bureau d'aide sociale ou aux élections municipales, si pendant cinq ans il s'est contenté de bavarder, il est balayé, il n'entrera jamais dans les institutions. C'est le travail qui compte, le travail qui donne le crédit, qui donne l'influence.
De même au plan international. J'étais à Genève, il y a quinze jours où nous avions une matinée de travail chez le prince Agha Khan qui, comme vous le savez, est à l'O.N.U. le haut-commissaire pour les réfugiés du monde entier. Il s'agissait des 4 200 enfants biafrais qui sont actuellement à Libreville au Gabon. Le gros problème est d'arriver à ramener ces enfants au Nigeria, ensuite de les rendre à leur famille respective et « de vérifier que ces opérations se fassent régulièrement, sans qu'il y ait d'enfants perdus et surtout sans qu'il y ait d'enfants pris dans des camps de redressement, mais que tout se passe normalement sur un plan familial.
Dans ces discussions actuelles sur le plan international, toutes les organisations peu sérieuses qui ont amené à notre insu ces enfants sur le sable à Libreville et qui ensuite s'en sont désintéressées, ou qui ensuite n’ont pas le standing voulu pour discuter sur le plan international, ont disparu. Et à Genève, il ne reste plus pour traiter avec les Organismes des Nations Unies que Caritas Internationalis et le représentant du Conseil Œcuménique des Églises.
Les organisations internationales nous prennent au sérieux en raison du travail réalisé au Nigeria, au Biafra et à Libreville.
Quand je vais à Tel-Aviv ou au Caire pour discuter de l'échange des prisonniers militaires ou civils entre les autorités israéliennes, d'une part, et le gouvernement Nasser, d'autre part, je me trouve très seul aussi.
Je peux le faire, parce que le travail que Caritas Internationalis a fait auprès des réfugiés de Suez et d’Ismaëlia, d'une part, et dans les camps de réfugiés de Palestine, d'autre part, a été pris au sérieux.
Le travail, c'est ce qui compte. La charité véritable aboutit finalement à une action sur les structures à la condition qu'elle travaille.
Une charité d’Église est une force...
Vous savez que pour ravitailler les enfants du Biafra. La Croix-Rouge internationale et les Églises avaient constitué un pont aérien qui permettait toutes les nuits de transporter des tonnes de médicaments et des vivres dans le réduit biafrais. C'était une opération périlleuse puisque nous avons perdu des avions, des pilotes et des mécaniciens ; onéreuse puisque tout transport de nuit coûtait très cher ; et aussi, qualifiée par le gouvernement de Lagos d'illégale puisque les règlements de l'aviation internationale interdisent de survoler un pays sans l'accord de ce pays. Devant cette illégalité, la Croix-Rouge internationale a interrompu ses vols le 5 juin. Je suis allé voir le général Gowon pour essayer de trouver une solution et d'arriver à un pont aérien de jour reconnu légalement. Dans le rapport que j'ai fait au Saint-Siège comme dans l'article que j'ai publié dans Messages, j'ai écrit que jusqu'ici, nous déplorions ce pont aérien, nous le continuions, mais nous le déplorions en raison de ses conditions illégales.
… Parce qu’elle met la loi divine au-dessus de tout…
J’ai été immédiatement appelé à Rome où, j'ai reçu un blâme de la Secrétairerie d’État, et on m'a dit ceci : « Vous avez eu tort de dire que ce pont aérien était illégal. D’abord parce que la loi naturelle ordonne de porter secours aux personnes en danger de mort ; ces enfants sont en danger de mort, donc aux yeux de la loi humaine (non écrite), vous avez le droit de le faire légalement. Deuxièmement, il y a une loi divine qui dit qu’il faut aider son prochain. Le prochain, ce sont ces centaines de milliers d'enfants. La loi divine vous oblige à continuer même si il y a des dispositions de lois aéronautiques contraires ; par conséquent vous devez continuer ce pont aérien. L'Église vous l'ordonne. Et vous avez commis une faute en écrivant qu'il était illégal. »
Comme toujours, quand on reçoit de ses chefs un blâme, on ressent un froid à l'estomac, et au bout de quelques instants tout de même j'ai ressenti une certaine chaleur, une certaine fierté de dépendre d'une autorité qui a le courage de vous montrer votre devoir, même si elle est toute seule à le faire. Personne ne m'a fait cette observation, ni M. U Thant, des Nations-Unies, ni le gouvernement français, personne ne m’a dit que je devais continuer et que je n'avais pas le droit de dire que mon travail était illégal.
Au-dessus de tous les sentiments, qu'il y ait un point fixe de l'enseignement du magistère de l'Église qui nous dise : la loi divine est au-dessus de la loi humaine, vous devez faire cela, vous devez continuer. C'est un point fixe et je suis réconforté d'appartenir à une Église où il y a de tels points fixes.
... Et qu’elle a le courage de la vérité
Il y a trois mois, début janvier, c'est l'écroulement du Biafra. Je suis appelé par téléphone à Rome, par le Souverain Pontife, qui me demande de partir le soir même à Lagos pour venir en aide à toutes les victimes de cet écroulement. J'arrive à Lagos le lendemain et à l'aérodrome je trouve des journalistes et des photographes qui étaient là pour filmer mon arrestation ou mon expulsion.
La veille au soir, le général Gowon, à la radio, d'une voix tremblante avait donné la liste de tous ceux qui étaient sur la liste noire : premièrement la France, deuxièmement la Caritas, ce qui pour un Français qui représente Caritas était inconfortable.
Mais surtout, le Souverain Pontife, sur la place Saint-Pierre l'avant-veille, avait fait un discours dans lequel il avait demandé au Nigeria d'éviter toute apparence de génocide. L'emploi de ce mot « génocide » avait fait l'effet d'une bombe chez les Nigériens. J'ai vu dans les rues de Lagos des défilés avec des pancartes portant l'inscription : « Pour le pape Paul VI la place la plus chaude de l’enfer. » Tous les jours, dans les journaux, il y avait des articles et des caricatures contre le Pape, contre le Vatican et contre Caritas.
J'ai vu le vieil évêque noir de Lagos pleurer devant moi de chagrin en me disant : « Toute la journée j'ai des coups de téléphone des autres évêques et de mon clergé. Ils sont découragés. Ces insultes du Pape à un peuple noir vont ruiner notre Église pour des années. »
Il faut les comprendre. Imaginez en août 1944, que le Pape s'adressant aux Français leur ait demandé de se réconcilier, de ne pas pratiquer de génocide en France, nous aurions réagi. Et autour de moi tout le monde a dit : le Pape a fait au moins une gaffe ou une erreur ou une maladresse en employant ce mot. Et moi aussi, au début, je l'ai pensé.
Et après avoir circulé pendant quinze jours au Nigeria et au Biafra, j'ai changé d'avis. Quoique ayant subi les retombées douloureuses de ce mot « génocide », je crois qu'en employant ce mot, le Pape a fait tellement peur au gouvernement de Lagos, qu'il a envoyé des télégrammes à tous ses corps d'armée pour qu'on prenne garde d'éviter le moindre massacre dans le moindre village, de façon à éviter devant le Souverain Pontife et devant le monde entier cette accusation de génocide.
Par l'emploi de ce mot, je prétends que le Pape a sauvé des dizaines de milliers de vies humaines au Biafra. Personne ne l'a dit ce mot de « génocide » que le Pape. Aucun gouvernement n'a donné un avertissement aussi sévère que lui. Il est le seul à avoir mis le doigt sur la plaie, à avoir dit la vérité, à avoir dénoncé ce danger de génocide.
Au-delà de toute sensibilité, ce point fixe d'une Église qui a le courage de dire la vérité, je trouve que c'est très réconfortant.
L’avenir est à vous
Voilà les deux résultats de mon expérience internationale : une charité vraie aboutit à un travail auprès des structures à condition que ce soit une charité qui travaille ; une charité au service d'Église est une force parce qu'elle a des points fixes. L'Évangile n'est pas un poème qu'on peut interpréter à sa guise. L'Évangile est un texte très précis, très solide, le magistère de l'Église est chargé de l'interpréter. En parlant ainsi, en employant le terme de « génocide », en me rappelant à l'ordre à propos du terme « illégal », le Pape donne des certitudes et nous devons avoir des certitudes.
Le travail international ne vaut que dans la mesure où on s'appuie sur un réseau de Caritas nationales. C'est vous dire la confiance qu'on a en vous. Tout l'avenir du Secours Catholique, c'est vous qui l'avez entre vos mains.
Mgr Jean RODHAIN.