Jean RODHAIN à Radio Luxembourg
Jean RODHAIN, «"A Radio Luxembourg. Mgr Rhodain [sic] : "il n'y a pas de génocide, j'en témoigne"», Nigéria Demain, n° 3, janvier-février 1970, p. 38-39.[1]
A Radio Luxembourg[2]
Mgr RODHAIN « Il n’y a pas de génocide j’en témoigne »
De toutes les informations que nous avons reçues sur la situation dans les régions où l'on s'est battu pendant 30 mois avec acharnement, toutes sont fragmentaires, décousues, contradictoires ou démenties. Cette fois, ce que je voudrais vous faire entendre, c'est un témoignage officiel et digne de confiance, le premier du genre, sans doute. Ce sont les impressions de Monseigneur Rodhain, président de Caritas Internationalis, association de charité par laquelle le Vatican essaie d'apaiser la misère du monde. Monseigneur revient du Nigeria, il est allé au Biafra. Il répond, notamment, à la terrible question que l'on se pose à propos du génocide. Christian Brincourt l'a rencontré à son arrivée à Paris.
Christian Brincourt : Monseigneur Rodhain, vous arrivez à l'instant même du Biafra. Que reste-t-il du Biafra?
Monseigneur Rodhain : Une fourmilière détruite dont toutes les fourmis essaient, pour l'instant, paisiblement, de regagner leur village d'origine. A la traversée du Niger au bac d'Onitsha, il est passé la semaine dernière 40.000 Ibos se rendant dans le royaume du Bénin pour retrouver leur village d'origine et tout ceci, pour l'instant, se passe paisiblement ; j'en suis étonné, mais j'en témoigne.
Christian Brincourt : Justement, Monseigneur, les Français se posent une question : génocide ou pas génocide ?
Monseigneur Rodhain : Pas génocide, génocide est un crime collectif et seul un tribunal international pourrait poser une sentence pareille. Jamais, je n'ai prononcé ce mot-là.
Christian Brincourt : 1.500.000 personnes sont mortes là-bas et le blocus concernant les secours est toujours en place ? Si le mot génocide est trop fort, lequel faut-il employer ?
Monseigneur Rodhain : Pour moi, la grosse inquiétude pour l'instant c'est le problème des enfants. Tant que les enfants étaient rassemblés dans les hospices, qu'ils étaient nourris par le pont aérien et encadrés par les médecins et les infirmières, on pouvait les suivre. Actuellement, avec cette fourmilière en marche, les parents sont venus rechercher leurs enfants pour les ramener dans leurs villages. Il ne reste plus dans certains hôpitaux que les enfants très malades, les malades de la famine et les orphelins que personne n’a réclamé. Ce qui m'inquiète beaucoup, c'est l’immense masse de ces enfants pour lesquels tous les médecins ont toujours déclaré, hier comme aujourd'hui, que ces deux ans de sous-alimentation allaient provoquer des séquelles dans les années futures au point de vue pulmonaire ou cardiaque, épouvantable. Il faudrait donc que ces enfants soient suivis minutieusement. Or, dans cette poussière du village, dans cette brousse, comment les retrouver, comment les soigner, comment les suivre ? La Croix-Rouge Nigériane et les autres organismes charitables qui vont s'accrocher à ce problème vont se trouver en face de difficultés incroyables pour détecter ces enfants; je reste inquiet sur le sort de l'ensemble de ces enfants.
Christian Brincourt : Certains camarades, certains journalistes revenus de là-bas, comme vous Monseigneur, ont tout de même témoigné de certaines exactions, de viols, d'humiliations.
Monseigneur Rodhain : Quand on fera le bilan final à côté de ces bavures, certaines, quand on comparera d'autres fins de guerre, même d'autres fins de guerre européenne, on sera peut-être surpris que dans ce climat africain, pour l'instant, les questions se soient réglées avec un nombre de bavures tout de même limitées.
Christian Brincourt : Avez-vous vu des Français au cœur même du Biafra, je veux dire des équipes de secours; vous savez que nous étions sans nouvelles de huit Français placés sous la direction du Docteur Récamier.
Monseigneur Rodhain : Tout le monde m'a fait l'éloge de ces équipes et en particulier du Docteur Récamier. Je sais que cette équipe-là et quelques autres équipes françaises qui sont restées auprès des enfants font des efforts extraordinaires pour s'occuper d'eux jusque dans les détails. Je prends un exemple: Dans l'orphelinat de Santa Anna, au moment des événements de la semaine dernière tout était pillé, les fichiers détruits, les archives supprimées. Le premier soin des médecins français de l'hôpital était de faire venir les photographes et de faire faire les photographies des 282 enfants dont ils ont la charge de façon à pouvoir les rendre à leurs parents malgré une situation difficile.
Christian Brincourt : Si vous deviez garder une seule image du Biafra ?
Monseigneur Rodhain : C'est ce fourmillement continu de gens qui regagnent leur village et qui, pour l'instant, je dis pour l'instant, le font paisiblement.