On ne sait pas à qui on a affaire
Jean RODHAIN, « On ne sait pas à qui on a affaire », Messages du Secours Catholique, n° 213, novembre 1970, p. 3.
On ne sait pas à qui on a affaire
Un vieux curé évoque ses souvenirs : il raconte que jadis, jeune vicaire, il avait dû accueillir un petit prêtre italien, quémandeur et baragouinant tant bien que mal des requêtes pour ses œuvres. « Nous l'avons logé dans une mansarde du presbytère. Ce n'est qu'après son départ que j'ai su son nom : Don Bosco. Il a été canonisé depuis. Si j'avais su alors que j'avais affaire à un saint, je lui aurais donné, bien sûr, la belle chambre à coucher du premier étage. »
Admirable aveu. Singulière candeur d'un accueil qui exige au moins une auréole poinçonnée or 18 carats pour caser l'étranger ailleurs qu'au grenier.
Vraiment, on ne sait pas à qui on a affaire...
Revenant tard de son jardin de Cyrène, le Juif Simon se heurte, au détour des souks, à un cortège inquiétant : on crie fort et il y a beaucoup de police. Il s'agit d'un condamné quelconque que l'on mène au supplice. Il vaut mieux ne pas se mêler de cette histoire. La ruelle de gauche va permettre à Simon de couper court à la bousculade. Trop tard : les soldats l'appréhendent, l'obligent à planter là son panier débordant de légumes et ils le placent près du condamné au visage tuméfié. Ils le forcent[1] à porter l'instrument du supplice : une croix de bois fort lourde.
Quelques années plus tard, ce même jardinier recevra chez lui les files continuelles de pèlerins venant l'interviewer, lui, Simon de Cyrène, sur sa rencontre du Vendredi saint avec le Christ en personne : On ne sait pas toujours à qui on a affaire.
Lénine a vécu de longues années à Paris (rue Marie-Rose) ; quelles sont les familles chrétiennes qui lui ont alors ouvert leur foyer et qui lui ont révélé la chaleur de l'accueil à l'étranger ?
Ho-Chi-Minh a vécu de longues années, dans la région parisienne[2] ; quels sont les conférenciers ou les militants brevetés qui l'ont accueilli et lui ont fait partager leur repas et qui ont partagé ses soucis ?
Peut-être que cela aurait changé bien des choses...
On ne sait pas, quelquefois, à qui on a affaire...
Je reviens d'une séance de travail de Caritas Internationalis. L'expert de l'Inde, celui du Chili et celui de Palestine sont formels : l'injuste condition de trop de populations est intolérable. Le Tiers Monde s'appauvrit tandis que le monde confortable devient de plus en plus exigeant pour son confort et pour ses loisirs dorés. Ce déséquilibre conduit tout droit à des conséquences inévitables : une vague de violence s'avance donc implacablement. Et parmi les violents, et parmi les meneurs actuels, il y a des hommes que dans cent ans on citera comme des précurseurs. Par des moyens injustes, ils préparent la justice de l'an 2.000 parce qu'ils partagent littéralement la condition des plus pauvres.
Quel accueil savons-nous préparer à ceux-là que nous fuyons et nous les fuyons parce que - avouons-le - nous en avons peur. Et quand on a peur, on ne sait plus du tout à qui on a affaire.
J'ai eu raison ce matin d'éconduire cet importun. Mon temps est précieux. Cet importun me racontait son histoire pitoyable, mais trop longue. Or, mon horaire est rempli. Oui, j'ai eu raison de l'éconduire.
J'ai eu raison, bien sûr, et cependant au soir de ma journée je m'interroge. Car cet homme maladroit avait un vêtement propre, mais tellement usé ! Et cet homme avait dans les yeux un regard qui n'était pas un regard de quémandeur, mais un regard d'homme fier et blessé. Me serais-je trompé en le conduisant si vite vers la porte ?... On ne sait jamais exactement à qui on a affaire...
Et enfin, Il y aura peut-être près du bénitier, ce dimanche 15 novembre, un monsieur correct qui m'agacera en présentant sa corbeille aux enveloppes pour rappeler que c'est la Journée Nationale du Secours Catholique.
Je hausserai les épaules d'abord. Et Peut-être qu'ensuite je me raviserai.
C'est le Secours Catholique tout entier qui tend la main pour cette Journée Nationale.
Le cœur a besoin de mains. Je vois bien ces mains secourables.
Je ne distingue pas les visages de ceux-là.
On ne sait jamais exactement à qui on a affaire...
Jean RODHAIN