Questions sur Nigeria
Jean RODHAIN, « Questions sur Nigéria », Messages du Secours Catholique, n° 205, février 1970, p. 2-3.
Questions sur Nigéria
Envoyé en tant que Président de « Caritas Internationalis » par le Pape Paul VI, Mgr Rodhain vient de passer quinze jours au Nigeria. Il a pris contact avec les autorités et avec la Croix-Rouge nigériane. Il a rencontré les évêques.
A bord d'une Peugeot, il a parcouru 1.550 kilomètres de Lagos à Orlu et a pu visiter les régions éprouvées.
Au nombre des observations qu'il lui a été donné de faire en cette circonstance, deux se sont révélées d'une singulière acuité.
La première, c'est la vision d'une « fourmilière éventrée » : les réfugiés cheminant par milliers à travers la forêt pour regagner leurs villages.
La seconde, plus lourde dans ses conséquences immédiates et à long terme : c'est le sort des centaines de milliers d’enfants victimes innocentes de la guerre.
Mgr Rodhain répond ici à quelques-unes des multiples questions qui lui ont été posées à son retour.
Question : Quelle est votre première constatation ?
Réponse : J'ai vu une fourmilière bousculée dont toutes les fourmis recherchent leur place.
Imaginez que dans un département français on entasse 8 millions de réfugiés et qu'on isole ce département de toute source de ravitaillement : ce serait l'asphyxie.
Dans le réduit biafrais, c'était l’asphyxie.
Dès l'instant de l'armistice signé, le blocus a été levé ; ces réfugiés se sont mis en marche vers leur ancien domicile. Au bac d'Onitsha, sur le Niger, il est passé dans la première semaine 40.000 Ibos partant vers l'Ouest retrouver leurs villages dans la province du Bénin. J'ai vu le long de toutes les routes ces files interminables cheminant paisiblement. Retrouver la plus pauvre maison dans le plus pauvre village, avec son petit jardin, c'est mieux que l'ancien « camp de réfugiés ».
Question : Plusieurs journaux ont parlé de « massacres ». Pourquoi n'en parlez-vous pas ?
Réponse : Je suis un témoin. Je parle uniquement de ce que j'ai vu. J’ai interrogé longuement Mgr Arinshe, archevêque d'Onitsha, Mgr Wheelan, archevêque d'Owerri et Mgr Usanga, évêque de Calabar.
Ils m'ont parlé de la pénurie de vivres, de la rareté des camions de transport, de la misère des enfants. Aucun ne m’a parlé de massacres.
Depuis deux ans j'ai vu là-bas, des deux côtés de la ligne de feu, des centaines et des centaines d’enfants mourant de faim. C'est une vision d'horreur que je n'oublierai jamais tant que je vivrai. Pourquoi me déclarer suspect parce que je ne fournis pas une nouvelle ration d'horreurs ? Je me limite à dire ce que j'ai constaté.
Question : Qu’avez-vous fait ?
Réponse : On ne peut en quatre lignes faire le bilan de quinze jours de travail.
Contacts avec la Croix Rouge nigériane. Achat de camions neufs. Remise des dons du Pape Paul VI et du Secours Catholique français. Etablissement du programme assistance-distribution. Et dès le retour en Europe : étude des moyens de collecte pour financer cette immense opération d'assistance.
Question : Que peut-on faire ?
Réponse : Tout est à faire. Les dispensaires ont besoin de médicaments. Les orphelinats ont besoin de vivres. Les centres de distributions ont besoin de camions. Tout est à faire, même ce que l'on ne prévoit pas. Je remets 500 dollars au médecin d'un centre de 282 enfants. Savez-vous sa première dépense ? Appeler le photographe du village et faire photographier un par un les 282 petits malades. Pourquoi ? Il m'explique : « L'hôpital a été pillé. Il n'y a plus ni fichiers, ni archives. Il faut que ces enfants soient rendus aux parents. A cet âge le visage d'un enfant change vite. Le plus urgent c'est de refaire des fichiers d'identité. »
Y auriez-vous pensé, à cette dépense-là ?
Question : Je lis dans un hebdomadaire un grief contre Caritas. On prétend que si nous avions transporté au Gabon 1 million d'enfants biafrais, ils auraient été sauvés et que nous sommes coupables de ne pas l'avoir fait. Qu'en pensez-vous ?
Réponse : Certains organismes ont transporté, contre notre gré, au Gabon 3.300 enfants biafrais et les ont abandonnés sur l'aérodrome. Caritas allemande a dépensé un milliard d’anciens francs pour construire et équiper des Centres d’accueil pour ces enfants, tandis que le Secours Catholique français assurait la nourriture et l'encadrement de 750 d'entre eux.
Au Gabon, il n'y a aucun local disponible : on ne peut pas jeter sur le sable 1 million d'enfants sans prévoir leur hébergement et leur encadrement. Enfin les autorités civiles locales et les familles de ces enfants se sont toujours opposées à cet exil des enfants.
La seule excuse de l'accusatrice en question, c'est qu'elle n'est jamais allée sur place...
Question : Beaucoup de reportages font état des obstacles opposés aux journalistes cherchant à se rendre dans la province biafraise. Peut-on savoir quels obstacles vous avez rencontrés ?
Réponse : Aucun obstacle insurmontable. Les autorités civiles et militaires ont accepté mes demandes de déplacement et j'ai pu aller partout où j’ai voulu. Le fait d'être chargé de mission personnellement par le Pape Paul VI est un sauf-conduit incomparable. Un laissez-passer signé par le général Expo, commandant en chef de l'armée nigériane suffit amplement pour franchir les barrages les plus sévères. Les autres obstacles ne comptent pas pour un automobiliste habitué aux routes africaines.
Question : On parle beaucoup d’adopter des enfants biafrais. De quoi s'agit-il ?
Réponse : Le Secours Catholique refuse de participer à une opération de ce genre. Voici pourquoi :
- Il y a 3.300 enfants à Libreville ;
- Certains ont leurs parents en Europe. Ils rejoindront leurs parents. Nous n'avons pas à nous substituer à ces parents ;
- Certains ont leurs parents au Nigeria dans la province Biafra. Ils rejoindront leurs parents qui les réclament ;
- Certains sont orphelins. Mais Ils sont de nationalité nigériane. Nous devons les ramener dans leur pays d'origine. Nous ne devons pas fabriquer de petits émigrés.
En attendant ce rapatriement, nous assurons l'hébergement et la nourriture et l'éducation de ces enfants. Nous acceptons les dons pour cette opération.
Mais nous refusons absolument de nous occuper d'adoption ou de parrainage individuels.
Question : On a parlé d'une liste noire qul, au Nigeria, empêcherait les Caritas de travailler. Est-ce que nous pouvons continuer à aider ou bien faut-il tout stopper ?
Réponse : Si vous connaissez le Secours catholique, vous savez qu'il ne se laisse pas facilement arrêter dans son travail. La page 1 de ce numéro de « Message » expose le drame des enfants. Nous avons besoin pour les sauver de l'aide permanente, continue, persévérante de tous :
Opération Enfants
Secours Catholique
C.C.P. 5620-09
Paris