Il y a encore des gens heureux
"Il y a encore des gens heureux", MSC, n°215, janvier 1971, p.5. [1]
Il y a encore des gens heureux
Je me promenais dans un chemin creux et ombreux de ma campagne, quand j'ai rencontré derrière un fourré et trois brebis, une vieille pliée en deux sur son bâton. Comme je dois reconnaître tout le monde, je lui ai dit :
- Bonjour Catinelle.
Elle s'est redressée à moitié et m'a répondu :
- Bonjour, Monsieur le Curé et la compagnie.
- Comment, grand'mère ? Je suis tout seul, où voyez vous la compagnie ?
Elle s'est redressée entièrement, et j'ai vu son visage creusé de rides et ses yeux clairs encore très beaux. Elle m'a dit gravement :
- Et l'ange gardien, qu'en faites-vous ?
- Mère, pardon. J'allais oublier l'ange gardien : je vous remercie de me l'avoir rappelé.
Ces lignes sont de Mgr Calvet[2] qui ajoutait :
- J'avais reçu une fière leçon. Le peuple chrétien garde les traditions que les intellectuels abandonnent. Les sources ne se perdent pas, comme on le croit parfois : elles descendent d'un étage dans le sous-sol.
« Les sources ne se perdent pas ». Après avoir toute sa vie discrédité la charité périmée, le conférencier malade est recueilli par des braves gens qui, sans phrases, pratiquent la charité restée traditionnelle, chez les gens simples.
L'ange gardien n'est plus à la mode. Et au détour d'un chemin creux on découvre des gens heureux ; on les croyait abandonnés et solitaires : ils perçoivent mieux que nous certaines présences qui sont leur réconfort incessant… les sources ne se perdent pas.
Les astrologues pensent que nous sommes tous influencés par des éléments éloignés. Je ne crois pas un mot de la manière dont ces astrologues prétendent déchiffrer ces influences. Mais je note que depuis toujours, et aujourd'hui plus que jamais le public partage avec ces astrologues la croyance en ces influences extra-terrestres. Il y a là une croyance permanente et générale qu’on ne peut tenir pour négligeable.
Parmi les astronomes et les spécialistes de la stratosphère, certains - et non des moindres - estiment qu'il existe un lien direct, et non encore défini, entre, d'une part les activités rayonnantes des astres (et de ceux qui peut-être les habitent) et d'autre part les variations de comportement des habitants de notre globe terrestre[3].
Il y a enfin des gens qui ne sont ni astrologues ni astronomes, qui ne sont ni des rêveurs ni des naïfs, mais qui au terme d'une longue vie ont reçu bien des confidences. Ils ont rencontré des hommes parfaitement normaux ayant témoigné avoir eu des avertissements, ou des prémonitions ou des lumières qu'ils ne peuvent attribuer à des facteurs humains ni à des règles scientifiques classées et connues. A certaines heures critiques de leur vie, ils ont noté une indication décisive qu'ils ne peuvent attribuer ni à un parent présent ni à un ami connu. Il leur a semblé que, sortant de l'invisible, tantôt une voix inattendue, tantôt une main imprévue était intervenue pour eux, et ceci contre toute attente.
Or cette voix, et cette main, ont un nom très précis.
Dans sa « Profession de Foi » Paul VI dès la 4ème ligne proclame ce nom :
« Nous croyons en un seul Dieu, Père, Fils et Saint Esprit, créateur des choses visibles comme ce monde, où s’écoule notre vie passagère, des choses invisibles comme les purs esprits qu'on nomme aussi les anges. »
Vis-à-vis des trois derniers Papes, chacun a ses préférences. Les uns restent fidèles à la rigueur dogmatique de Pie XII, d'autres ne veulent connaître que l'auréole du bon Jean XXIII, d'autres enfin sont séduits par l'audace intrépide de Paul VI. Mais quand on dépouille leurs discours et leurs propos, parmi tant de points communs, on en trouve un qui est singulièrement répété par tous ces trois Papes : c'est, en ce siècle technique, leur croyance, leur référence, à une intervention mystérieuse et directe et continuelle ici-bas d'un élément qui, lui, ne vient pas d'ici-bas, et que ces trois Papes nomment à chaque page et désignent d'un même nom : l'ange gardien.
Nier les anges, c'est déchirer une page sur deux de la Bible.
Depuis l'ange guidant Tobie jusqu'à l'ange qui délivre Pierre de sa prison, toute l'Écriture est parcourue par ces messagers. La cloche tinte l'Angelus et vous êtes saisi par cette annonce de l'Ange à Marie qui en trois phrases condense tant de mystères (ou bien vous ne croyez pas au mystère, alors parlons de la pluie et du beau temps).
Vous me direz que le public de 1971 ne croit plus aux anges ? Cela ne prouve rien. Il y a cent ans le public ne croyait pas à l'énergie atomique : elle existait alors, malgré l'ignorance du public de 1871...
Le sacristain simplificateur a relégué au grenier les statues de mon église. Je ne verrai plus accroché au pilier, cet ange de plâtre avec ses ailerons dorés piqués sur sa mini-tunique bleu ciel. Tant mieux pour la sobriété du pilier gothique. Mais je continue à croire à la présence des anges...
Autour de moi chacun se plaint d'un sentiment de solitude et d'insécurité.
Celui-ci est inquiet de ce monde si artificiel où des pouvoirs incontrôlables jouent les risques de guerre.
Celui-là se sent isolé devant une église dont les clochers aux cloches trop silencieuses marquent des heures si différentes.
Quelle lumière, quel réconfort pour celui-ci et pour celui-là dès qu'ils réalisent la présence d'un ange à leur côté.
Chacun souffre d'une solitude... Au lieu d'un colis, si je savais apporter cette certitude d'une présence…
Les présences, comme les sources, ne se perdent pas. Pourquoi ne pas essayer, en secret, ce dialogue avec « son ange » ?
Jean RODHAIN