Interview d’un Monseigneur
Jean RODHAIN, "Intervista a un Monsignore", di Loretta Peschi, La Guida, mars 1971, pp.7-9.
Traduit de l’italien par Marcello Palumbo et Jean-Michel Merlin.
L’Église des Monseigneurs
Beaucoup de questions, une seule réponse
Interview d’un Monseigneur
par Loretta Peschi
À le voir sans le connaître, il a une allure d’enfant avec sa façon de se peigner, la raie de côté et un toupet de cheveux blancs un peu vers le haut à moins que ce soit son aspect éternellement serein, je ne sais. Je le connais depuis trois ans environ et, si je ne craignais pas de lui manquer de respect, je dirais que c’est un ami. Il s’agit d’un monseigneur de 71 ans, d’un certain côté timide, ou pour le moins réservé ; sans doute un artiste (depuis plusieurs années un million de personnes par mois sont fascinées en lisant ses articles qui ont une force exceptionnelle, et une bonne partie de ses lecteurs ne sont pas des catholiques pratiquants).
Il s’agit de Jean Rodhain de nationalité française mais qui se définit « fils de l’Église ». Pendant la guerre il s’est échappé tranquillement d’un camp de concentration nazi, vêtu d’un uniforme allemand et au volant d’un véhicule militaire. Après cette fuite, qui montre son caractère (courage, imagination, foi, bon goût), il s’est occupé des déshérités français jusqu’à créer, par la volonté de la Conférence épiscopale française, le Secours Catholique, organisme qui s’occupe de l’assistance aux plus pauvres du pays et de développement dans les pays extra européens. Il a foi dans les jeunes, aime les animaux, les chiens en particulier, sur lesquels il exerce une influence remarquable (je vous prie de ne pas faire une comparaison entre les jeunes et les chiens…). Président de Caritas Internationalis, il est en quelque sorte l’homme clé de Paul VI qui lui confie des missions de paix et de médiations. Je me rappelle les plus récentes au Nigéria-Biafra pendant et après le conflit, en Jordanie.
Mon travail me permet de l’approcher souvent, c’est ainsi qu’un jour je lui ai demandé une interview pour La Guida , qu’il m’a accordée sans hésitation.
Il est clair que ce personnage base toute sa vie, et donc ses actions et ses choix, sur la vérité évangélique. Dans toutes les réponses à mes questions il ressort toujours le même motif de fond : l’enseignement de Jésus.
D. Monseigneur, selon vous, le monde se rend-il compte d’avoir besoin de Dieu ?
R. Dans le monde vivent trois milliards de personnes et il me semble difficile de pouvoir répondre pour tous. Pour la partie du monde que je connais et qui est limitée, j’ai l’impression que la grande majorité des hommes a un besoin instinctif de Dieu, même s’ils ne s’en rendent pas compte. Lorsque les gens souffrent, quand ils sont seuls ou se trouvent face à la mort, ils s’adressent instinctivement à Dieu, à celui qui les a créés et qui un jour les jugera. Mais je ne pourrais pas dire que les gens sont constamment et continuellement éclairés et animés par ce besoin.
D. Donc un peuple primitif maintient un dialogue plus constant avec Dieu, peut-être sous une forme instinctive ?
R. D’après les témoignages des grands explorateurs, il semble que les peuples qui vivent au contact avec la nature, et n’ont pas été contaminés par la technologie, se rendent compte que la pluie, le vent, la tempête, les récoltes, dépendent d’une puissance supérieure. Par conséquent, ils ont un sens de l’adoration et du respect pour un Dieu suprême, représenté maladroitement par des idoles qui les dominent tous. Ils abordent cette question avec peut-être plus de facilité que celui qui, étouffé par les bruits de la ville ou par le rythme de la technologie, n’a plus de temps pour réfléchir.
D. Croyez-vous que l’Église catholique dispose aujourd’hui de moyens adaptés à notre temps pour transmettre le message du Christ aux hommes d’aujourd’hui ?
R. Si l’on parle de moyens techniques, je réponds oui. Télévision, moyens informatiques, presse, etc. Mais, à mon avis, le grand problème pour l’Église dans la transmission du message du Christ n’est pas lié aux moyens techniques. Le Christ n’a laissé aucun livre écrit, aucune ligne. Saint Paul ne disposait pas d’une machine à écrire ou d’un appareil d’enregistrement et ses écrits n’étaient que de morceaux de papier laborieusement recopiés ; le vrai moyen a été son être, sa personnalité. L’autre jour, on m’a cité le cas d’un vieux prêtre de campagne, qui s’exprime avec difficulté et qui n’est pas très loquace. Malgré cela, tous les dimanches, son église est pleine de fidèles qui font parfois 20 km pour y venir, car il a une façon de célébrer la messe qui inspire la prière, la sainteté.
Voilà, je suis beaucoup plus attentif à la sainteté des personnages de l’Église qu’aux moyens techniques dont ils disposent. Les vrais moyens de l’Église sont les prêtres et les militants qui témoignent du Christ : plus nous aurons des personnes de cette carrure, moins nous aurons besoin de moyens techniques pour transmettre l’Évangile.
D. À votre avis, une coopération œcuménique à tous les niveaux peut-elle venir en aide à la cause commune du triomphe de la vérité ou bien croyez vous que les diverses idéologies – quelquefois marginales, quelquefois essentielles – peuvent créer confusions ou équivoques au point de mélanger les idées de tous ?
R. Dans l’Évangile nous constatons que Notre Seigneur insiste sur l’unité « qu’ils soient un comme nous sommes un dans la Trinité ». Il a dit aussi que l’unité entre les chrétiens sera un signe de sa présence. Par conséquent, plus de chrétiens de différentes confessions se rencontreront pour prier ensemble, pour travailler ensemble, pour secourir ensemble, plus le Royaume de Dieu avancera. À condition que soit établie une coopération et non une confusion. Par exemple, pour construire une maison on engage le menuisier et le maçon, chacun avec ses outils. Mais si quelqu’un s’amuse à donner au maçon les outils du menuisier et vice-versa, alors il y a confusion et non une coopération. En ce qui concerne le travail œcuménique, je crois qu’on doit respecter les personnes, les personnalités, les charismes des uns et des autres.
D. Donc, pour l’instant vous ne voyez pas l’unité possible ?
R. Il faut travailler pour l’unité, mais le problème d’unir toutes les Églises dans une seule est, pour le moment, prématuré. Prenons comme exemple la rencontre du pape Paul VI et du patriarche Athénagoras : sympathique, émouvant, mais ils n’ont pu célébrer l’Eucharistie autour d’un même autel. Il y a encore, en ce qui concerne les dogmes, des points sur lesquels il n’y a pas accord, et si on n’est pas d’accord, on n’est pas uni.
D. Des hommes d’Église compétents souhaitent et encouragent un certain changement de la société actuelle. Cependant quelques positions réelles de l’Église sont essentiellement traditionnelles (célibat, contrôle des naissances, puissance économique, etc.). Quel est, à votre avis, le changement social que souhaite l’Église et surtout quel rôle devrait elle avoir ?
R. Je ferai une distinction entre les discours de l’autorité de l’Église, c’est-à-dire les discours du Pape, dont la mission est d’enseigner, et les discours de n’importe qui sur n’importe quoi. L’année dernière à Genève, j’ai assisté à l’arrivée du Pape au Bureau International du Travail ; cette année, j’ai assisté à l’arrivée du Pape à l’Assemblée Générale de la FAO à Rome. J’étais surpris de voir comme tous ces représentants de différents gouvernements, de différents partis politiques, de convictions religieuses opposées, ont réagi d’une façon unanime en ce qui concerne l’accueil du Pape, en tant qu’expert des questions humaines ; même celui qui n’est pas d’accord avec son enseignement a applaudi longuement et avec déférence et respect. Je trouve étonnant la différence entre ces assemblées internationales et certaines assemblées diocésaines ou paroissiales dans lesquelles des groupes de catholiques jugent, accusent le Pape, suivent les discours d’un tel ou d’une telle, ont l’audace de se comporter comme un tribunal suprême. Je suis très étonné de ce contraste. Moi, je suis et j’écoute le Pape.
Je reste un peu perplexe, car intimement je ne suis pas satisfaite de la réponse : j’espère qu’il va rajouter quelque chose de plus, mais après quelques secondes il ajoute « question suivante ». J’obéis, parce que je ne peux faire rien d’autre.
D. Si, personnellement, vous étiez convaincu qu’un pays du tiers-monde puisse être libéré de son oppresseur par le seul moyen d’une action désespérément violente, donneriez vous votre appui moral et matériel à ce mouvement de libération ?
R. En examinant l’histoire, je ne trouve aucun pays qui, à travers de révolutions violentes, ait donné à son peuple un statut de liberté, de joie, de justice, d’expansion, de bonheur. Quand j’aurai trouvé ce pays, quand je l’aurai visité, quand j’aurai vu les résultats, alors je déciderai. Mais jusqu’à maintenant je ne l’ai pas trouvé.
D. Excusez-moi d’insister mais on n’a jamais vu un pays qui soit arrivé à un bon résultat sans violence ?
R. À mon avis, il n’y a rien de plus violent que les paroles de libération de certains qui organisent des grèves, élèvent des barricades. Bien que l’empire romain ait été très tolérant à l’égard des religions étrangères (à Rome existaient des temples grecs et égyptiens), les chrétiens ont été persécutés et ont continué de l’être bien qu’ils représentaient un élan social qui croyait à l’égalité et à la fraternité, idées impensables dans une société basée sur l’esclavage. La doctrine sociale de l’Église est donc bien plus révolutionnaire que les barricades.
D. À votre avis, les organisations catholiques doivent-elles s’engager économiquement dans le développement ?
R. Je n’aime pas beaucoup le terme engagement économique, car une organisation catholique est, avant tout, une organisation pédagogique. Prenons l’exemple du curé d’Ars ou de saint Vincent de Paul : ils n’ont pas géré de milliards, mais leur façon d’aimer les autres a secoué les habitudes sociales bien plus que s’ils avaient construit des gratte-ciels. Je crois qu’une organisation catholique fait son travail pour le développement lorsqu’elle commence à travailler aux sources, lorsqu’elle enseigne à mieux cultiver la terre, à prendre les responsabilités locales et syndicales, à éduquer. Il faut ensuite que ces organisations laissent les grosses tâches à l’État, aux municipalités. On ne doit pas se substituer à l’État. Par conséquent je suis très sceptique à l’égard des organisations financières : le travail humain fait moins de bruit, demande plus d’humilité, mais il est plus efficace. L’Église n’est pas une super banque ou la FAO : elle doit garder sa place, qui est la place de l’Évangile. Notre Seigneur a multiplié les pains lors du discours des Béatitudes, mais il n’a pas créé ensuite une coopérative de boulangers. Bien qu’Il le pouvait, il n’a pas construit des hôpitaux à Jérusalem, ni inventé des médicaments miraculeux : Il a seulement regardé, avec un regard particulier, les malades, les aveugles, les paralytiques, au point qu’après, les apôtres, les disciples ont fait un travail pédagogique qui est bien plus important que des organisations économiques.