La croisade à l’envers
Jean RODHAIN, "La croisade à l’envers", L’Osservatore romano, édition française, 1er octobre 1971, p. 9.
La croisade à l’envers
Ca a commencé par les honoraires de messes…
Ici, en Afrique noire, mes gens sont pauvres. On cultive le mil juste assez pour faire les galettes. On cultive l’arachide. L’arachide, il y a 20 ans, rapportait bien. Il suffisait d’une caravane jusqu’au port d’embarquement et toute la récolte était achetée. Maintenant, malgré les plantations réduites, la récolte se vend mal. Il paraît que la guerre des tarifs et le cours des changes ont fait reculer notre pays sur le tableau des exportations.
Aussi le budget d’un missionnaire est lié à cette pauvreté. Il y a les salaires des catéchistes. Il y a les livres pour l’école. Il y a surtout l’essence pour la voiture. Ma paroisse ne compte que 14.000 âmes mais elle fait 950 kilomètres de long. Chaque quinzaine je visite un des huit postes à desservir. J’arrive à la nuit tombante et le lendemain, bien avant le lever du soleil, l’église est à moitié pleine : ces braves gens viennent pour les confessions, les baptêmes et les médicaments.
Ce budget voiture est assuré depuis vingt ans par mon diocèse français. Mes compatriotes sont fidèles : ils remettent à l’évêché qui me les transmet chaque trimestre des honoraires de messes avec la liste des intentions. Sous les palmiers j’offre ainsi le Saint Sacrifice pour des défunts ou des anniversaires de mariage et je reconnais avec joie des noms de familles « bien de chez nous ».
Or cette année le 1er janvier, j’ai reçu du chancelier de l’évêché une lettre bien embarrassée. Il m’expédiait un petit mandat. Il me prévenait que ce serait le seul de l’année. Il m’expliquait que certains jeunes prêtres du diocèse, pour éviter le paternalisme, avaient si bien mené campagne contre les honoraires de messes qu’ils en avaient à peu près tari la source.
Les chiffres sont les chiffres. Cette diminution amputait mon budget d’essence des deux tiers. J’ai dû, la mort dans l’âme, annoncer à chaque poste qu’ils ne me verraient plus qu’une seule fois par an. Sauf pour Ngo-Bé qui n’est qu’à 115 kilomètres et que je ferai facilement à pied en deux étapes.
Je disais que notre mission est pauvre. C’est vrai dans tous les sens du mot. Il n’y a point de pétrole ni de cuivre. Les experts qui sont venus ont renoncé à tous les plans. Un chemin de fer ne serait pas rentable. Pas question de barrage, car le fleuve coule de l’autre côté des montagnes. Nous n’intéressons personne.
Heureusement il y a cinq ans un coopérant est venu. Il n’est resté qu’un an. Mais c’était un rural astucieux. Il a sursauté en voyant partout nos femmes faire 7 ou 8 kilomètres chaque matin jusqu’au marigot pour puiser de l’eau. Il a proposé des puits. Il a écrit à Paris. Il a trouvé des groupes de jeunes pour cela. Le premier forage n’a pas été simple. Le sable coulait. Il fallait consolider autant que creuser. Mais quelle fête au village au premier seau d’eau fraÎche ! On a canalisé. On a irrigué. Il y a de petites cultures maraîchères. Il a fallu former des responsables. Il y a un comité de gestion.
Ce sont ceux du comité de gestion qui sont allés dans les huit autres postes expliquer. Il y a des puits partout maintenant. On appelle cela des Micro-réalisations.
On a proposé à Paris une nouvelle série de ces réalisations : écoles ménagères pour les filles et ateliers artisanaux pour les garçons. Les plans sont faits par eux, ici même, on emploie uniquement des produits du pays : roseaux et briques séchées. Mais il faut l’outillage. Paris a presque promis.
Or cette année, le 1er septembre, j’ai reçu du responsable général des Micros une lettre bien embarrassée. Il m’expédiait un petit mandat. Il me prévenait que ce serait peut-être le seul de l’année. Il m’expliquait que certains prophètes en vogue, avides de réformer le monde et de purifier toutes les intentions, avaient mené campagne contre les micro-réalisations. Tant et si bien que certaines paroisses françaises déconcertées, commençaient à ralentir leurs envois ...
Nous avons donc dû stopper nos projets d’ateliers et de cours ménagers.
Voilà un beau travail de démolition.
Après les honoraires de messes.
Après les Micro-réalisations, qu’est-ce que nos Parisiens vont encore démolir ?
J’ai renoncé à fonder un foyer pour me donner à cette Afrique depuis maintenant près de quarante années. J’aime plus que jamais mon Sacerdoce. Je souhaite que nos démolisseurs n’y touchent pas. De grâce, arrêtez-vous...
Pour un missionnaire quelconque
RODHAIN