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La meule de Gaza

22 mars 2013
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Jean RODHAIN, "La meule de Gaza", La Croix, 25 août 1971.

La meule de Gaza

Je connaissais la plupart des camps de réfugiés arabes, sauf Gaza qui est le plus important de tous. Chaque semaine, on signale un incident dans cette zone de Gaza. Je suis donc allé cet été visiter Gaza.

J’ai choisi un trajet en bateau. Sur le pont d’un navire, la nuit, on profite du spectacle gratuit et interminable des étoiles ; tandis que ficelé dans le fauteuil d’un avion, plus d’étoiles. Sur mer, à chaque escale on participe à toutes les manœuvres d’accostage ; en avion, on est réduit à écouter les grincements et raclements métalliques de la sortie du train d’atterrissage. Il n’y a rien de tel que le bateau. Même lorsque les grèves subites des marins italiens provoquent des escales inattendues...

Il faut faire la traversée de la Méditerranée avec le livre des Actes des Apôtres à la main. On y reconnaît la navigation de Saint Paul, avec, exactement les mêmes ports et les mêmes vents. Seulement, aujourd’hui, dans ce paysage inchangé, on croise le monstrueux porte-avions Saratoga, suivi des croiseurs de la VI° flotte U.S.A. Seulement, sur les îles de rêve, on voit s’édifier de gigantesques radars qui ne sont pas destinés à l’aviation civile… Seulement, dans l’escale de Famagouste, la présence des patrouilles de l’O.N.U. vous rappelle combien, dans cette Chypre ensoleillée, la paix est vacillante.

Du port de Haïfa, on gagne Gaza par la route : elle longe la côte, et après Atlitt où à l’époque de la guerre des Six jours, j’avais visité les prisonniers égyptiens ; voici Césarée. Les fouilles ont arraché aux sables la synagogue et tout le décor de murailles antiques où le Seigneur a apostrophé Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre » (Mt 16,13-20) . Ici, chaque paysage est une relique.

Aujourd’hui, cette relique de Césarée a livré sa vaste plage à un Club fameux : mer bleue. Sable d’or. Soleil interminable : dans ce cadre d’affiche touristique, toute une jeunesse chante et s’épanouit joyeusement.

Cent cinquante kilomètres plus bas, même décor : mer bleue. Sable d’or. Soleil interminable. Mais au milieu de la vaste plage, 300 enfants en guenilles font la queue devant le baraquement crasseux d’une cantine ; nous sommes à Gaza. Il n’y a plus ici de club. Ni de joie...

La bande de Gaza renferme 190 000 réfugiés . Certains ont réussi à s’établir comme boutiquiers, artisans, employés. Mais la grande majorité garde l’oisiveté du réfugié. La bande de Gaza a été tantôt sous domination égyptienne, tantôt israélienne, cela n’a rien changé à la condition des réfugiés.

Les gamines qui, en 1948, à l’ouverture du camp, avaient 8 ans, en ont aujourd’hui 31 ; non seulement elles ont des enfants, mais certaines sont grand-mères : on en est à la troisième génération de réfugiés... Ces enfants ont de bonnes figures : les rations sont exactement calculées. Mais cette vie de camp ne prépare à rien de bon : c’est exactement le contraire du développement. C’est d’ailleurs le seul endroit au monde où subsiste - après la guerre de 1939-1940 - des camps de réfugiés non intégrés...

Je visite l’état-major de l’U.N.W.R.A., l’hôpital-maternité suédois, l’institut de rééducation des aveugles de la Mission pontificale, un centre de distribution, une cantine, un camp, un autre camp...

Dans ces camps, comme dans le centre de Gaza, on croise, toutes les trois minutes, une automitrailleuse ou une jeep remplie de soldats, le fusil au poing.

On m’explique que la situation est actuellement tendue parce que, pour tracer une nouvelle route, l’armée israélienne vient de raser des baraques sans que le relogement ailleurs ait été accepté. J’ai déjà vu bien des camps, je n’avais jamais perçu une ambiance aussi lourde qu’ici. Dans cette journée, il y aura cinq morts...

La tentation est forte de dresser un réquisitoire et de condamner ceux que l’on croit responsables de la situation. Mais, depuis que je visite ces camps, je commence à croire que la liste serait longue de tous ceux qui ont - volontairement - repoussé l’une après l’autre les solutions honnêtement proposées à ce problème.

Aussi, je m’attache surtout à observer et à constater. Or, pendant ma visite, je constate que dans ce torride purgatoire de Gaza, les infirmières européennes sont à leur poste. Les médecins aussi. Et tous les services d’assistance aussi. Et cela depuis vingt-trois ans. Est-ce que nous pensons à tirer notre chapeau devant ce « club » aussi désintéressé que persévérant ?
Parmi nos théoriciens bavards, combien en avez-vous vu partir pour « servir » dans le camp de Gaza ?

Et je continue à observer et à compter ici 190 000 réfugiés, c’est intolérable. Mais je me souviens qu’au début de cette année j’étais au Pakistan oriental : là-bas, en trois mois, voici un autre Gaza qui vient de se créer et trente-cinq fois plus grand : 7 millions de réfugiés ont franchi la frontière du Pakistan oriental : qu’est-ce que ce déséquilibre va produire demain et après-demain ? Est-ce que dans notre optique, dans nos préoccupations, nous savons donner leur juste proportion à cet événement « unique » : 7 millions en trois mois ?

Comme je suis horriblement têtu, je cherche à comprendre pourquoi je sors de Gaza avec cette impression de chaudière en ébullition. Je finis par trouver un expert du Proche-Orient qui me donne « son » explication : « La police de Tel-Aviv, dit-il, possède un remarquable réseau de renseignements. Dans les territoires occupés, après chaque attentat - ou avant - elle met la main sur le responsable. Elle a des collaborateurs partout. Partout, sauf à Gaza où tous ses agents ont été, jusqu’au dernier, exécutés par la Résistance palestinienne. Dans la zone de Gaza, la police ne sait plus rien. Elle est « aveugle » ! Ne pouvant prévenir les attentats, l’armée patrouille jour et nuit, et elle tire dès que cela devient suspect. Voilà pourquoi l’ambiance - pour l’instant - est si dure. »

Je ne sais pas si mon expert a raison, mais son explication ne me paraît pas invraisemblable.

Cependant, cette histoire de Gaza aveugle, ça me rappelle quelque chose. Cela me donne l’impression du déjà vu et, en même temps, l’agacement de ne pouvoir renouer les fils d’une mémoire fuyante...

Sur le bateau du retour, un orchestre plutôt miteux, mais inlassable, donne ce soir un pot-pourri d’airs d’opéras. A la reprise, au grand étonnement de mes voisins, je sursaute : c’est l’air de Samson et Dalila. Ça y est, les fils se renouent. Ma mémoire ré-embraye. Je cours chercher ma vieille Bible. Dans la vie rocambolesque de Samson, la ville de Gaza est sept fois nommée. Et une fois Samson livré à ses ennemis, on le lie d’une double chaîne de bronze , on lui crève les yeux et on le condamne - aveugle - à tourner la meule dans la prison de Gaza. Y a-t-il des lieux prédestinés ?

Faudra-t-il qu’un cinéaste - je leur livre l’idée - fasse un film sur Samson aveugle et la meule de Gaza pour que nous prenions conscience que cette prison de Gaza n’était rien à côté du camp actuel de Gaza et des 7 millions de Pakistanais. Devant cette actualité, ne soyons pas aveugles.

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