Pakistan aller et retour
"Pakistan aller et retour", MSC, n°216, février 1971, p.1.[1]
Pakistan aller et retour
Avant mon départ pour le Pakistan, un fidèle ami ayant une longue expérience de l’Extrême-Orient, m'avait averti :
« Vous êtes d'un tempérament renfermé. Vous parlez peu. Vous vous livrez rarement Je le sais. Mais le vous préviens : les Pakistanais sont des psychologues d'une perspicacité redoutable. Une heure après votre atterrissage, sans même vous poser de questions, ils vous auront déjà à moitié décortiqué. Et au bout de 48 heures ils sauront tout ce que vous pensez. »
Revenant du Pakistan, le suis obligé d'avouer que mon ami avait raison...
Au seuil de l'Asie, nous ne sommes que des apprentis...
Ah ! vous revenez du Pakistan ? Aussitôt dans le compartiment de chemin de fer, ou à la table de famille, on vous interroge : « Combien de morts ? Pourquoi cette lenteur dans les premiers secours ? De quoi ont-ils besoin ? »
Le notaire attentif, le droguiste pointilleux, la dactylo au bord des larmes, tous, ils vous criblent des mêmes points d'interrogation.
Cette première vague de questions marque l'intérêt réel d'un public bouleversé par les images de novembre et qui a répondu avec une spontanéité extraordinaire dès le premier appel.
Mais il y a toujours une deuxième vague de « questions-conseils ». Le Parisien, dont la journée est découpée entre le métro et le bureau, proposerait volontiers un plan chronomètre pour faire face au prochain cyclone. Le provincial, dont les espaliers méthodiquement espacés produisent des abricots de premier choix, suggère l'envoi d'un outillage ayant fait ses preuves dans la vallée de la Durance.
Elle est extraordinaire et admirable cette faculté du cerveau français produisant des idées, des suggestions et des remèdes à une cadence accélérée.
Il faut être véritablement allé dans le Golfe du Bengale pour savoir combien ces Pakistanais se hérissent littéralement contre nos experts européens et leurs dossiers bien préparés.
A Rome, la semaine dernière, une journée de travail consacrée au Pakistan Oriental réunissait tous les grands organismes catholiques intéressés au problème. La conférence d'ouverture fut donnée par l'évêque pakistanais du diocèse le plus dévasté. Pendant une demi-heure il ne cessa de mettre en garde son auditoire contre les méthodes européennes. Il y eut un petit froid. Alors l'évêque recommença une seconde fois. Il y eut un grand froid. Mais quand finalement l'évêque exposa les plans, avec le choix des matériaux locaux, la priorité pour les semailles avant la mousson, l'importance des transports par bateaux pour les liaisons, tout le monde dut se rendre à l'évidence : cet évêque connaissait son peuple. Ces paysans et ces pêcheurs du delta du Bengale livrent depuis des siècles un combat quotidien contre la mer et la mousson. Ils savent qu'un bufflon passera toujours là où le tracteur s'enliserait. Une longue accoutumance au climat, au marécage, à la rizière, au flux et au reflux leur ont donné une science non écrite qui en fait des spécialistes incomparables : ils savent exactement ce qu'ils veulent faire.
Les gens de ce village dévasté par le cyclone ont fixé le nombre de maisons à reconstruire. Au centre, ils demandent l'école, vaste maison surélevée sur pilotis en béton armé, où ils viendront se réfugier au prochain raz de marée. Ils ont établi la liste des semences en priorité. Il y a un dossier précis pour l'outillage. Un plan pour la route. Un devis pour un spécialiste agronome. Les chiffres ont été contrôlés. C'est exact. C'est juste. (Je viens d'écrire « c'est juste », à l'instant où certains prennent une migraine en voulant équilibrer justice et charité..).
Les comptes sont justes. Et nous versons comptant la première tranche pour que le plan - pakistanais - s'applique.
Ce versement est possible grâce à qui ? Dans un congrès récent, un orateur peu habitué à la langue française classait Caritas Internationalis parmi les « Agences financières ». Ce fut un fou rire général dans l'auditoire... Nous n'avons rien d'une agence, rien a fortiori d'une agence financière.
Nous sommes un réseau.
Un réseau aux ramifications multipliées. Un réseau vivant comme les racines d'un arbre (et cela je voudrais que nos amis pakistanais la comprennent aussi). Nous ne sommes pas une agence avec un trésor en portefeuille. Ni une banque avec des comptes qui s'accumulent.
Dans la seule journée du 23 novembre, nous avons reçu 6.132 chèques postaux différents. De petits chèques d'une école primaire. Des mandats d'un asile de vieillards. Un réseau vivant alimenté par des privations.
« L'obole de la veuve est le capital le plus précieux du Secours Catholique[2] ».
L'opération Pakistan est complexe, difficile. C'est une grosse responsabilité.
Mais c'est la Charité sur le vif.
J. RODHAIN.