Rêverie en noir et blanc
Jean RODHAIN, « Rêverie en noir et blanc », Messages du Secours Catholique, n° 215, janvier 1971, p. 1.
Rêverie en noir et blanc
Dans sa case enfumée, le sorcier noir me reçut avec un sourire en coin. Posant sa longue pipe en terre sur une calebasse renversée, Il se mit à monologuer :
« C'est gentil à vous de venir jusqu'à notre village perdu dans cette forêt que vous, Blancs, appelez curieusement « vierge ». A votre retour à Paris, vous allez écrire un reportage sur notre tribu que vous dites « sauvage », avec dix lignes sur votre visite chez le sorcier. Aussi permettez-moi de vous mettre en garde contre votre stylo de civilisé : nous ne sommes pas les seuls à avoir nos gris-gris.
« Bien sûr, nous sommes « analphabètes » - comme vous dîtes - et nous ne savons pas lire vos journaux d'Europe. Mais nous écoutons votre radio. Or, vous nous paraissez bien plus fétichistes qu'ici. Je ne parle ni de votre Madame Soleil, ni de vos Tiercés. Je parle de votre Dieu-État. L'autre matin la neige est tombée. Aussitôt vos compatriotes ont accusé l'État coupable de cette présence de neige qui empêchait les promeneurs de se promener sur vos routes. C'est curieux, dès que chez vous il y a un incendie de forêt, ou une inondation, ou une épidémie, vos radios pleurnichent devant la statue de l'État. Vous faîtes aussitôt des interpellations, vous constituez des commissions d'enquête, vous préparez un nouveau projet de loi. Vous avez toute une liturgie centrée sur l'État. Devant ce Dieu-État vous répétez à chaque événement un cérémonial monotone et inefficace qui, vu d'ici, nous paraît aussi primitif qu'enfantin.
« Ici, quand la savane brûle, quand l'orage détruit la récolte, quand le lion enlève l'enfant gambadant trop loin des cases, nous avons nos rites, nos chants : c'est notre manière à nous d'évoquer le Maître de la vie et de la mort. Vous n'y comprenez goutte et vous restez à la surface de nos coutumes sans rien savoir déchiffrer : c'est vous les véritables analphabètes.
« Méfiez-vous : entassés dans vos embouteillages, entourés de vos réfrigérateurs et de vos boites à télévision, vous vivotez dans le factice. Ici, dans la forêt vivante, obligés de chasser pour que la famille mange, exposés au soleil et à la pluie et aux bêtes sauvages, nous sommes dans le concret et le réel. »
Ici le sorcier se redressa. Il était magnifique : une photo à ne pas rater. Je déclenchai mon flash. A sa vue le sorcier poussa aussitôt un rugissement de tigresse blessée.
Je me réveillai en sursaut. Pourquoi avais-je ainsi rêvé ? Le jour se levait. Par la fenêtre, j'apercevais la neige déjà épaisse. Du coup le mesurais la réalité : le vieillard a froid. Aucune loi sociale ne supprimera l'hiver. Le clochard a froid. Il n'y a pas de civilisation qui rende l'hiver délicieux : les plus pauvres ont froid. Même si j'ai, moi, un bon radiateur, il reste que pour le malade, pour le plus frêle, pour le mal logé, une saison demeure impitoyable : l'hiver.
Malgré les sports d’hiver, malgré la poétique photo saupoudrée de givre, est-ce que je réalise de quel poids, sur les pauvres gens, pèse l'hiver ?…
J. R.