Sidoine se pose des questions
"Le carnet de Sidoine", MSC, n°216, février 1971, p.2.
Sidoine se pose des questions
« Mesdames, Messieurs, veuillez éteindre vos cigarettes et attacher vos ceintures ».
A la voix susurrante de l'hôtesse succéda un sifflement modulé : l'avion prenait la piste.
A cet instant on dévisage ses voisins pour déceler si possible le pirate qui détournera l'avion. Je respirai : autour de moi je ne trouvais que des visages inoffensifs. Seul sur le fauteuil de l'autre côté de l'allée un type à pull-over tournait et retournait un faciès crispé, plus inquiet qu'inquiétant. Il se plaignit à voix suraiguë du décollage estimé par lui « trop sec ». Il accrocha l'hôtesse lui demandant pourquoi le réacteur gauche sifflait si fort. « Ce n'est pas le réacteur, c'est la pressurisation normale », lui répondit un angélique sourire.
Parvenu à l'altitude de croisière, ce pull-over refusa les apéritifs en se plaignant de la stabilité de ce « Boeing » nettement inférieure à celle de la « Caravelle », affirmait-il.
Il demanda à visiter le poste de pilotage. Ça ne se fait plus depuis les détournements d'avion. Il insista tant qu'on lui envoya le co-pilote pour lui tenir compagnie. Du coup toute la rangée eut le droit d'entendre le feu roulant des questions : « Etes-vous sûr de votre train d'atterrissage ?
Avez-vous pesé vos responsabilités propres dans votre méthode de pilotage ? En tant que co-pilote avez-vous un consentement formel des passagers ? Ne vaudrait-il pas mieux soumettre votre plan de vol à la majorité d'entre nous ?
N'aurait-il pas mieux valu avant le décollage nous concerter démocratiquement en commun et étudier en profondeur une meilleure méthode de vol ? »
La patience du co-pilote était remarquable. Remarquable mais inutile car le passager en pull-over haussait de plus en plus le ton et se répondait à lui-même.
Parmi les passagers la plupart haussaient les épaules.
Mais à force d'entendre des questions, certains se posaient des questions. Deux dames réclamèrent de l'eau de Cologne. Les mains de ma voisine se crispaient de plus en plus sur l'accoudoir.
L'avion engageait sa descente. Le pull-over engagea une litanie pour critiquer la sortie trop tardive à son gré des volets d'extrados.
Dès l'atterrissage une ambulance d'un asile psychiatrique voisin s'approcha doucement de l'avion.
Après la courte escale, la place du pull-over était vide.
Du coup les conversations reprirent enfin. Derrière moi j'entendis une voix masculine déclarer à sa voisine : « Moi, j'ai mon idée sur l'élection du Pape, voici comment il faudrait procéder... ». J'avoue que je me suis retourné pour dévisager ce Père de l'Eglise. Il avait bien 15 ans et une débutante barbe d'un blond ravissant.
Décidément l'incompétence encombrante n'est pas seulement une spécialité du secteur aviation.