Une nuit dans le train
"Une nuit dans le train", Message du Secours Catholique, n°217, mars 1971, p.1.
Une nuit dans le train
19 heures
Ce buffet de gare est saturé. A la table voisine de la mienne, des parents supplient leur rejeton d'adopter dans le menu le hors-d'œuvre de son choix. Le petit chéri se fait prier quatre bonnes minutes et daigne finalement accepter les sardines. Il y touchera à peine pour ensuite réclamer - et obtenir - du saucisson de Lyon. Et tout le repas sera dans la même musique.
Quand on revient du Pakistan, l'envie vous prend de saisir par la peau du cou, non pas ce pauvre gosse (neuf ans à peine) mais ses parents, pour les secouer en face des réalités...
19 h 45
Addition pour deux couverts car Sidoine m'accompagne. A mon grand étonnement, ce secrétaire-sacristain n'a pas grogné en face de l'enfant gâté. Il ne l'a même pas vu. Car Sidoine est plongé dans son carnet. Il y totalise des chiffres mystérieux.
Comme il revient, lui, des sports d'hiver, je l'interroge pour savoir s'il fait le compte de ses chutes en ski.
« Non, répond Sidoine, je chiffre ce que j'ai vu dans ma trop courte semaine de vacances.
« Dans mon hôtel, sur 50 présents à l'apéritif et au pousse-café, il y avait 15 skieurs réels. Les 35 autres malgré leur équipement coûteux, on ne les voyait pas sur les grandes pistes. Même les enfants de cinq ans arboraient des tenues spéciales dont le prix équivaut à six mois de riz pour un enfant vietnamien. Tous ces gens prenaient des photos en noir et en couleurs. J'ai repéré un gamin incapable d'écrire une lettre correcte mais à qui le père a offert un polaroïd dernier modèle. Avec les photos mal diaphragmées, mal réglées, mal cadrées, il réussira un cliché sur cent : de quoi nourrir une école de la brousse africaine pendant une semaine.
« Sur le parking de mon hôtel fort modeste, j'ai compté 37 voitures immatriculées dans dix-neuf départements différents : vous voyez le total de l'essence consommée, algérienne ou pas ? J'ai noté le prix des remonte-pentes. Et celui des whiskys... Voyez total... »
Je demande à Sidoine de ne pas généraliser. Les statistiques prouvent que les sports d'hiver - classes de neige comprises - ne profitent finalement qu'à un faible pourcentage des Français.
Sidoine s'entête : les chiffres sont les chiffres ; comparés au mode de vie du Tiers-Monde, il y a trop d'Européens qui, non seulement, dépensent sans se priver, mais qui engagent leurs enfants dans cette voie, qui est plutôt une ornière : l'ornière du gaspillage.
21 heures
Les chiffres de Sidoine me poursuivent : ce soir je ne dormirai pas dans le train. Je vais choisir à la bibliothèque de la gare le volume le plus épais pour occuper ma nuit.
21 h 37
Le train part. Sidoine s'endort immédiatement. Et, Hélas ! il ronfle.
22 h 30
C'est un livre de 433 pages que je viens de commencer : « Archéologue malgré moi[1] » par Mme Tania Ghirshmann. Les photos sont excellentes, mais les trois premiers chapitres m'ont déçu. Je m'attendais à la description des fouilles de Babylone et de Suse avec reconstitution de la vie de Darius et détails pittoresques sur la civilisation du 7° siècle avant Jésus-Christ. Or, cette dame raconte surtout ses propres soucis de ménagère du désert : le pain mal cuit, le courrier en retard, l'hôtel sans W.C., les chamailleries des ouvriers embauchés, les moustiques, la chaleur, les circulaires stupides du Quai d'Orsay. Je ne sais pas si je continuerai ce livre de cuisine.
4 heures du matin
J'ai continué. Et le suis allé jusqu'au bout. Je me suis laissé prendre à ces récits « au ras du sol ». Ces quarante années de missions archéologiques en Iran ont procuré au Louvre des stèles de granit, des masques d'or fin, des statuettes d'albâtre et des inscriptions révélatrices qui font l'émerveillement de tous les visiteurs. Mais rien n'aurait été trouvé, ni extrait, ni identifié, ni transporté sans une équipe. Et une mission archéologique dans le désert de l'Euphrate n'a rien d'un voyage touristique. Ici, on révèle sa « vie quotidienne » : badigeonner une plaie de mercurochrome ; veiller à la variété des menus ; donner un coup de fer aux pantalons ; apprendre à compter au jeune arabe embauché comme terrassier ; tenir tête aux fournisseurs coriaces ; offrir, avec le sourire, une tasse de thé à l'heure où les plus endurcis se découragent. Tout cela est la clef d'une équipe.
Le succès d'une équipe tient à ces détails. Il a fallu la longue abnégation - quarante ans de service - d'une femme pour veiller à ces détails. C'est l'envers de la tapisserie - et son explication aussi. Je vais recommander ce livre à tous mes amis.
6 h 15
Le soleil se lève doucement sur la Bourgogne entre un vignoble givré et un nuage bas. L'affreux petit chéri d'hier soir est loin. Les 433 pages de la femme de l'archéologue m'ont été une tonique leçon d'effort. La journée sera bonne.
Sidoine se réveille. J'essaye de lui résumer ma lecture de la nuit : j'ai l'impression de perdre mon temps.
7 h 47
Paris, gare de Lyon. On arrive, Sidoine ricane : « Puisque vous aviez envie de présenter les Micro-réalisations comme donnant le sens de l'effort, vous ne pourriez pas fabriquer un éditorial avec l'histoire de votre micro-archéologue ? »
Dont acte.
Jean RODHAIN.
[1] Sous-titre : Vie quotidienne d'une mission archéologique en Iran (Albin Michel). En vente aux Editions S.O.S. Prix franco - 42,15 F.