Haut comme quatre pommes
Jean RODHAIN, "Haut comme quatre pommes", MSC, n° 233, septembre 1972, p. 3.
Haut comme quatre pommes
Ce fut la grand-mère qui sonna le tocsin. Seul son regard diligent avait su déceler le danger. Elle venait de découvrir que depuis le début des vacances mon jeune neveu buvait son café au lait du matin sans sucre : sous-alimentation, santé en péril. On allait téléphoner au docteur...
Heureusement la victime avoua tout. Haut comme quatre pommes, mon gentil neveu a déjà des idées, et des idées sur le gouvernement du monde. Il avait vu à la télévision la condition misérable des pays du Tiers*Monde. Il avait été frappé par les visages fiévreux et faméliques des coupeurs de canne à sucre. Il avait entendu leur leader proclamer qu’il fallait changer tout le système. Il avait calculé qu’une grève mondiale du sucre ferait enfin capituler les exploiteurs.
En écoutant mon gentil neveu, je n’eus aucune envie de rire ni même de sourire. Quand nous avions son âge, on nous faisait verser un sou pour racheter les petits Chinois. Le gamin et la gamine de Marencourt-les-Potiers avaient alors l’impression de participer à des sauvetages dans un pays jaune, lointain et périlleux comme l’enfer avec, partout, des martyrs torturés dont les chromos délavés de la salle de catéchisme présentaient les plaies ouvertes. Il n’était pas question alors pour le vicaire d’initier ses garnements aux problèmes sociaux ou économiques du Tiers-Monde. Et le vicaire de ce temps-là (c’était avant-hier, ne l’oublions pas) aurait été bien en peine d’enseigner ce dont il n’avait lui-même aucune notion.
L’autre jeudi, depuis la terrasse d’Orly, en regardant s’envoler un à un les avions, mon gentil neveu a repéré sans étonnement aucun le Boeing régulier en partance pour Chang-Haï. Plus question de racheter les petite Chinois comme jadis. Mais à Orly, mon neveu a glané une liasse de dépliants multicolores. c’est pour le stand qu’il prépare sur la Micro-réalisation prise en charge par son école. Pour l’instant, ce n’est encore qu’une ébauche de colle et de papiers découpée, avec la photo du puits creusé et toutes sortes de statistiques.
Vous allez, je le devine à votre air renfrogné, m’arrêter et me rappeler qu’il y a des problèmes autrement plus vastes. Vous me prouverez que la mer est polluée et que la jeunesse est droguée. Vous me démontrerez qu’après-demain nous manquerons de pétrole et que dès aujourd’hui le dollar est en péril. Vous me citerez dix points du globe où de pauvres gens se massacrent avec des armes fournies par des pays confortables. Vous me présenterez la trop longue liste des moines défroqués depuis le Concile.
Oui, je le sais .
C’est même parce que je le sais que j’attache tant de prix à ces jeunes qui - c’est dans 25 ans - seront les maîtres de l’an 2.000.
Ces enfants, pour l’instant hauts comme quatre pommes, cherchent un monde plus juste.
L’expérience les formera.
Mais ils seront exigeants pour nous.
Tant mieux.
Jean RODHAIN.