Le carnet de Sidoine - Fable maritime
Jean RODHAIN, « Le carnet de Sidoine : fable maritime », Messages du Secours Catholique, n° 226, janvier 1972, p. 2.
Le carnet de Sidoine - Fable maritime
Cet hiver là, les vents étant plus forts, la mer devint mauvaise et le resta longtemps. Il y avait des vagues longues comme des rouleaux et aussi noires que le ciel. Il y avait partout des franges éclatantes d’écume. Et les matelots les plus endurcis regardaient avec inquiétude des récifs jusque là insoupçonnés et subitement découverts par de brusques reflux.
Comme il fallait s’y attendre, les marins se posaient des questions. Ainsi qu’un fin brouillard, un doute subtil s’infiltrait parmi les navigants. Il n’y eut pas à proprement parler de révolte des équipages, mais un grand désarroi comme si les boussoles étaient perdues. On vit des officiers de quart déchirer leur cartes marines au milieu de la passerelle. Quelques pilotes abandonnant leur poste regagnèrent la terre ferme pour fonder un foyer. La plupart furtivement, la nuit, à bord d’une chaloupe discrète. L’un d’eux, par contre, avec éclat en plein midi, accompagné par les fanfares de la musique du bord.
Une frégate, réputée pour sa tenue en haute mer, fit hisser un drapeau blanc pour signaler que son équipage était « en recherche ».
Un navire de haut bord arborait un pavillon inusité comme s’il voulait échapper aux ordres de l’Amiral.
Dans ce désarroi - bien compréhensible - restaient curieusement en équilibre quelques galères et un certain nombre de vieux rafiots.
Cette stabilité parut suspecte à l’Amirauté. Elle constitua une commission d’enquête chargée d’interroger les équipages de ces bouchons flottants.
Les archives du Ministère de la Marine ont conservé quelques bribes de ces interrogatoires :
- Pourquoi n’avez-vous pas le mal de mer ?
Nous n’avons pas le temps d’y penser.
- Pourquoi votre équipage n’entre-t-il pas-en contestation ?
Parce que nous sommes enchaînés.
On vérifia : il n’y avait ni chaînes, ni boulets sur les coques de noix en question.
On exigea des explications : les équipages ne se dérobèrent point : « Nous sommes enchaînés - moralement - à nos passagers : nous les avons pris en charge ». Et sur le ton du diacre Saint-Laurent, l’aumônier d’un de ces rafiots déclara : « Voici notre véritable trésor ». Et du geste, il désignait l’écoutille donnant accès aux soutes du navire, juste près du grand mat de misaine.
La commission inspecta donc les soutes et vérifia un à un les passagers de tous ces petits rafiots. Ces passagers étaient spéciaux. Tous des marginaux. Tantôt, des aveugles et des paralytiques, tantôt, des femmes abandonnées et des migrants. Un des bateaux, chargé de malades, était presque un navire hôpital. Un peu partout des chômeurs, des hippies, des vieillards sans famille, des enfants estropiés, du gibier de prison....
Le rapport final de l’Amirauté conclut en signalant que la stabilité de ces bateaux était réelle, mais techniquement inexplicable.
En général ces petits navires étaient plutôt anciens et de construction assez rudimentaire. Aucun aménagement, ni dans le galbe des quilles, ni dans le carénage, ni dans le profil des superstructures n’avait été prévu pour résister à une longue tempête.
Le rapport signalait seulement que les équipages restaient curieusement absorbés par le service des pauvres passagers ce qui - peut-être - leur laissait peu de loisirs pour la contestation.
On prétend que - sans en avoir l’air - lesdits équipages au service des plus pauvres tirèrent grand profit de l’expérience procurée par cette tempétueuse période.
Et lorsque les équipages forts en gueule furent enfin enroués, il se fit un grand silence. On s’aperçut alors que le nombre des petits bateaux résistant au mal de mer étaient bien plus grands qu’on ne le supposait de prime abord...
Sidoine.