Les oeufs durs
Jean RODHAIN, "Les œufs durs", MSC, n° 229, avril 1972, p. 1.
Les œufs durs
Invité à dîner dans cette bonne famille, je ne fis guère attention aux chromos trop coloriés placés de part et d’autre du poste de télévision. Par contre, je restais intrigué par un carton accroché au mur entre les deux fenêtres. Ce carton était divisé en deux colonnes : « Repas normal - Repas Francine ». Dans chaque colonne les prénoms des enfants assemblés autour de la table. Or - je les connais bien, ces chers enfants - il n’y a pas de Francine parmi eux.
Ma curiosité était si évidente, et elle figeait si maladroitement mon regard timide, que la maîtresse de maison vint à mon secours : « C’est le repas du Vendredi ». Silence. « C’est la méthode à Francine, vous savez bien ? » Je ne savais rien. Alors, tous les enfants à la fois me bourrent d’explications : chaque Mercredi de Carême on peut s’inscrire pour un « repas de partage ». Coût : 3,50 F (on peut verser davantage). Et le surlendemain Vendredi, la Francine vous livre un sachet contenant un petit pain, deux œufs durs, une portion de fromage et une pomme crue. Et on s’engage à ne rien manger d’autre et à ne boire que de l’eau. Francine livre ainsi en moyenne 500 sachets-repas par semaine. Avec le bénéfice, chaque année, on réalise une importante Micro-réalisation au Cameroun.
Le système était ingénieux mais mon inguérissable curiosité voulait vérifier : cuire 1.000 œufs durs chaque jeudi soir supposait une cuisine bien agencée. Où était donc cette usine cuisinante ? On me conduisit dans le studio de la fameuse Francine. A peine plus grand qu’une ancienne armoire normande. Un petit réchaud butane. Et dessus une énorme lessiveuse : il faut une soirée entière pour cuire, par séries, les 1.000 œufs (bien durs pour résister aux chocs). Cela fonctionne depuis 4 ans. Dans chaque famille Francine est venue expliquer que si on choisissait le repas-sachet, il fallait s’engager à ne rien ajouter et à ne boire que de l’eau : ainsi on réalisait le véritable « partage du vendredi ».
Francine a un métier. Elle fait cela avec son équipe de jeunes dans ses temps libres...
Je visite ce vestiaire de quartier. De nos jours les esprits distingués n’ont que mépris et sarcasmes pour ces formes périmées de services vestimentaires. Mais ce vestiaire n’a rien d’aumônier. C’est un vestiaire - partage. C’est-à-dire que chaque vêtement porte un prix minime afin que chacun puisse choisir et payer sans avoir l’impression de recevoir un don. Entre les comptoirs, les visages des cliente sont typiques : Portugais, Marocains, Sénégalais. Malgré cet hiver si doux, ce sont les lainages qui partent le plus vite. Et surtout les vêtements d’enfants.
A 6 heures du soir, les comptoirs sont presque dégarnis. On me fait passer dans l’arrière-salle : la réserve. Et on m’explique : c’est Mme Andrée qui va réapprovisionner les comptoirs pour demain. Les réserves sont classées impeccablement depuis les chaussures de toutes tailles jusqu’aux imperméables multicolores. Quand Mme Andrée fait-elle ce classement ? Je n’obtiens qu’une réponse évasive. Mme Andrée partie, j’essaie, car je suis curieux, d’avoir une réponse exacte. Alors, on avoue : Le mari de Mme Andrée est gardien de nuit. Il rentre chez lui chaque matin à 3 h 30 et s’endort profondément jusqu’à 9 heures. Alors, Mme Andrée profite de son seul moment de liberté. Elle a la clef du vestiaire. Elle arrive chaque matin - depuis dix ans - à 4 heures. Et jusqu’à 8 h 30 elle range . Elle range... Elle range...
« Il y avait à Joppé, parmi les disciples, une femme nommé Tabitha. Elle était riche de bonnes œuvres et des aumônes qu’elle faisait. Or elle tomba malade et mourut... Les disciples appelèrent Pierre qui se trouvait à Lydda . A son arrivée, on fit monter Pierre dans sa chambre haute. Toutes les femmes se présentèrent à lui en pleurant et lui montrant les tuniques et les manteaux que confectionnait Tabitha quand elle était avec elles... » (Actes des Apôtres, IX, 36-42).
Depuis les Actes des Apôtres jusqu’à nos jours il y a ainsi des millions de braves gens qui portent témoignage en secret et en silence. Ils ne figurent ni dans les fichiers officiels ni dans les statistiques publicitaires. Ceux-là ne rougissent pas des humbles services.
Dès qu’on rougit de porter une pierre, on ne construit plus la cathédrale.
Dès qu’on rougit de porter la Charité, on ne construit plus l’Église vivante.
Les œufs durs de Francine valent leur pesant d’or.
J. RODHAIN.