Paris - Calcutta - Dacca
Jean RODHAIN, "Paris-Calcutta-Dacca. Carnet de route", MSC, n° 227, février 1972, pp. 3-4.
Paris - Calcutta – Dacca
Carnet de route
1. Les réfugiés
Il semble qu’en premier lieu on envisageait un plan rigoureux de rapatriement par étapes et par régions.
Finalement, on a renoncé à contrôler l’opération. Aussi on voit à côté des convois officiels, un cheminement continuel de familles qui avancent à travers champs par de minuscules sentiers. Ces familles marchent toute la journée, ne mangent qu’une poignée de riz et dorment au bord du chemin. Après dix ou quinze jours de marche, elles retrouvent leur village.
Ce rapatriement - et ce cheminement - sont ralentis par les destructions. A tour de rôle, l’armée pakistanaise en retraite d’une part – et les résistants d’autre part - se sont acharnés à détruire les ponts, les bacs, les voies de chemin de fer. De Calcutta à Dacca en avion, il faut 40 minutes. Par la route, il faut de deux à six jours : on fait la queue à certains bacs.
En Inde, sur 1.000 camps, 494 sont fermés. Mais certains camps « fermés » ne sont pas totalement évacués : ceux qui restent ne sont plus ravitaillés.
Cette énorme migration vers l’Inde, puis ce retour vers le village d’origine, causera de multiples déchets et ne pourra que produire un appauvrissement général.
Outre le retour des réfugiés de l’Inde, il y a ceux de l’Assam vers Chittagong. Il y a aussi de multiples migrations internes : 60 % de la population de Dacca, par peur de la guerre et de la famine, avait émigré à la campagne pour subsister chez des parents. Elle rentre peu à peu. Parmi les villageois qui ne retrouvent que maisons détruites, un certain nombre se dirigent vers les villes et rebâtissent des bidonvilles.
C’est une fourmilière avec des mouvements plus complexes que les statistiques officielles.
2. La reconstruction
Les grands experts internationaux ont chiffré les besoins de la reconstruction. Les millions de tonnes de ciment et de tôles ondulées exigeraient, une flotte considérable affectée au transport de ces matériaux pendant plusieurs années.
Heureusement, les choses se passent plus simplement. Cette population habituée depuis des siècles aux épreuves du temps et de la mer, sait réagir avec ses pauvres moyens.
Un exemple :
Visite au village de Gosh-Para près de l’hôpital Cumodini (1.200 lits)route de Mymensing à 75 kilomètres de Dacca..
Population : agriculteurs et petits employés de l’hôpital.
1.300 maisons.
300 ont été brûlées.
85 habitants massacrés, ou disparus.
Travail de reconstruction artisanal : on reconstruit la maison en format réduit : 1/2 ou 1/3. Parois bambous. Garniture nattes croisillonnées ou roseaux cousus.
Toit avec les tôles ondulées récupérées : elles ont été oxydées par l’incendie et rouilleront vite, mais elles seront un abri pour la mousson prochaine.
Ce que les gens réclament ce sont des outils. Car leurs petits ateliers ont été pillés.
Le Secours Catholique Français s’est engagé à fournir à Caritas-Bangladesh 5.000 caisses à outils de menuisier d’après les modèles présentés par les paysans de Gosh-Para. Cet outillage aidera à la reconstruction et permettra de retrouver des salaires.
3. Les Biharis
Ils ont été, en général, les collaborateurs de l’armée pakistanaise. Ils lui ont fourni des « bandes supplétives » souvent cruelles. Exemple : massacre de tous les voyageurs d’un train à Chittagong.
Le Bangladesh leur propose le pardon à condition d’accepter l’intégration. Ils refusent. Ils voudraient se réfugier au Pakistan Occidental, qui n’en veut pas.
Leur situation actuelle :
Dacca : Concentration dans un quartier de la ville entouré d’un cordon de troupes. Chiffre annoncé 500.000. Chiffre réel probablement : 190.000. Visites régulières et efficaces du Comité International de la Croix Rouge. Ravitaillement par le Gouvernement. Mais absence de monnaie.
Jessore : Plus de 1.800 dont 400 enfants se sont réfugiés volontairement dans la prison. Après dix jours de famine, ont été ravitaillés par le C.I.C.R.
Chittagong - Un groupe de 200.000 dont la situation est obscure et inquiétante.
Rangpur : Un groupe de 10.000 abandonnés à Rangpur. Ils sont parqués dans une grande ferme. Si l’armée indienne se retirait, leur sécurité poserait un problème.
Conclusion : La situation des Biharis est précaire.
4. Audiences
A Dacca j’ai été reçu en audience par le Président de la République du peuple Bangladesh M. SAYED CHOWDUURY et par le Président du Conseil, MUJIBUR RAHMAN. Détenu pendant six mois dans un secret absolu, subitement libéré pour devenir en quelques heures le héros national : dans ses déclarations il n’y a pas eu un mot d’amertume ni de reproche contre ses persécuteurs. Cela classe un homme...
5. Les armes
La France ayant vendu des armes au Pakistan, certains journaux ont laissé entendre que nous serions responsables de certains bombardements de civils. Il n’en est heureusement rien. Les « Mirages » vendus par la France n’ont plus quitté le Pakistan occidental. L’armée pakistanaise du Pakistan oriental disposait en tout et pour tout de seize (16) « Sabres » F 86. Au 3° jour de la guerre, il n’en restait plus un seul en état de voler.
6. Les suites de 9 mois de guerre civile
En plus des nombreux civils massacrés par l’armée pakistanaise et ses bandes auxiliaires, il faut ajouter des milliers de jeunes filles violées.
Pour elles, Mère Teresa vient de fonder à Dacca un dispensaire et une maternité de 150 lits. C’est le Secours Catholique Français qui assure la subsistance de cette fondation pour toute l’année 1972.
7. La véritable pauvreté
Depuis 10 ans on n’avait pas vu une récolte pareille : cette année, dans le delta du Gange c’est une production exceptionnelle. Si elle est équitablement répartie, le danger de famine est écarté.
Mais le danger est ailleurs :
Ce Pakistan d’hier offrait un spécimen rare d’anomalie géographique : un pays en deux morceaux séparés par 1.300 kilomètres de distance, et déséquilibré économiquement.
En effet, le Pakistan Ouest jouait au Pakistan oriental un rôle de puissance coloniale : ses trusts contrôlaient 90 % des banques et 80 % des industries de Dacca et de la région.
Une fois libéré, le Pakistan oriental devenu le Bangladesh, se trouve privé de capitaux et de techniciens. Et ceci en un instant. Les nations d’Afrique qui se sont libérées du colonialisme l’ont fait par étapes et ont gardé parfois longtemps une collaboration technique et financière avec la nation ex-colonialiste.
Ici, rien de pareil. C’est la rupture totale et instantanée. Toutes-les banques sont fermées et leurs archives détruites. Toutes les usines ont perdu leurs cadres. Le port de Chittagong seul poumon du Bangladesh, reste inutilisable.
Il faudra donc une ferme autorité pour redresser cette véritable pauvreté. Il sera intéressant d’étudier l’évolution de cette situation dans les semaines à venir.
8. Demain
Un camp de réfugiés est toujours pitoyable. Mais autour de Calcutta ces pauvres camps font envie à la population locale qui n’atteint pas le « niveau de vie » des réfugiés. Leurs rations régulières et la possession d’une couverture font l’admiration - et l’envie - des misérables familles du plus grand bidonville du monde.
Ces réfugiés disparus, il restera du travail sur place pour Caritas-India. Notre souscription reste ouverte...
J. R.