Qui êtes-vous Mgr Rodhain ?
"Qui êtes-vous Mgr Rodhain ? Interview de Michel Leclercq", Ecclesia-Magazine, n° 281, septembre 1972, pp. 2¬4.
Qui êtes-vous Mgr Rodhain ?
Haute taille, le cheveu dru, un visage impassible mais où brille un regard perçant derrière les lunettes, toujours vêtu d’un "clergyman" noir très strict : c’est Mgr Jean Rodhain, soixante-douze ans, le « patron » du Secours catholique français. On le dit flegmatique, voire « réfrigérant ». Mais ses écrits révèlent un cœur sensible, toujours prêt à s’émouvoir devant la misère. On admire son extraordinaire don pour l’organisation. Mais il est surtout préoccupé de promouvoir une authentique charité. On respecte en lui le conseiller du Pape, l’homme aux lourdes responsabilités internationales - pendant six ans, jusqu’en mai dernier, il a été le Président de la « Caritas Internationalis », dont il reste Président d’honneur et membre de diverses commissions. Mais ses proches savent bien que son sens de l’humour sait aller jusqu’à la forme la plus rare de cette rare qualité : une authentique modestie.
Né à Remiremont, dans les Vosges, il appartient encore aujourd’hui au diocèse de Saint-Dié. C’est pour s’occuper de la J.O.C. qu’il est d’abord « monté » à Paris. Fait prisonnier en 1940, il s’évade, puis devient aumônier général des prisonniers de guerre. L’organisation d’entraide qu’il suscite alors deviendra tout naturellement, après la Libération, le Secours Catholique.
Le Secours Catholique ? Dans le grand public, on connaît surtout ses interventions spectaculaires à l’occasion des grandes catastrophes : Malpasset, Skopje, plus récemment le Biafra et le Bengale. Grâce à la télévision, tout le monde associe le nom de Mgr Rodhain au spectaculaire pont aérien qu’il organisa, avec le « Joint Church Aid », pendant la guerre du Biafra : des centaines de milliers de vies humaines furent sauvées grâce à cette héroïque initiative.
Le Secours Catholique ? Pour les Parisiens, c’est aussi le grand immeuble moderne du 106, rue du Bac. Et ceux qui ont pénétré dans la cour intérieure de cet immeuble ont eu la surprise d’apercevoir, au rez-de-chaussée, un gros ordinateur en fonctionnement.
Pourtant, l’essentiel n’est pas là. Car le Secours Catholique, c’est surtout un extraordinaire réseau de sympathisants - ils sont près d’un million - et de représentants paroissiaux, groupés en délégations diocésaines, toujours prêts à se mobiliser pour venir en aide aux misères et, si possible, pour prévenir la pauvreté.
Et Mgr Rodhain considère que la tâche principale de son « siège social » parisien réside dans l’animation constante de ce réseau : d’où l’importance qu’il attache au journal Messages, qui tous les mois rappelle à ses 970 000 abonnés les urgences de la charité. Quant à l’ordinateur, il a surtout pour tâche, justement, la tenue à jour et l’exploitation du fichier des abonnés. « Ce fichier, dit Mgr Rodhain, c’est notre plus grande richesse ; il représente quarante ans de travail ».
Autres tâches du « siège social », la gestion des « cités-secours » (Paris, Lourdes, Jérusalem), où moins fortunés peuvent trouver un hébergement de dépannage, et différentes maisons d’accueil ; plusieurs services spécialisés : urgences, malades, prisons, migrations, rapatriés d’Afrique du Nord, Nord Africains, assistance technique internationale - les fameuses « micro-réalisations ! » -, valises-chapelles, Afrique et outre-mer, jeunes ; et sans oublier un « service de la recherche », toujours à l’affût des nouvelles formes que peut prendre la charité aujourd’hui.
Mgr Rodhain nous reçoit dans le petit appartement qu’il s’est fait aménager dans les combles de l’immeuble parisien du Secours Catholique. Les murs sont revêtus de chutes de pin : on se croirait dans un chalet des Alpes. Au plafond de la cuisine, une poutre de chêne qui provient, par je ne sais quel miracle, du château de Versailles. Aménagement fonctionnel. Scellées dans le mur de briques, des assiettes anciennes... Oserai-je le dire ? Cet appartement me paraît être le reflet de son occupant : pratique, discret... un tantinet original.
Mais il n’est pas facile d’amener Mgr Rodhain à parler de lui-même. S’il répond aimablement aux questions qu’on lui pose, il le fait avec la plus grande concision. Il a horreur, dit-on, des bavardages. C’est aux actes, non aux paroles, qu’il juge les gens. Sans doute est-ce aux actes, non aux paroles, qu’il veut être jugé.
Q. - Monseigneur, que pensez-vous de la crise actuelle de l’Église ?
R. - Elle nous touche, bien sûr. Mais notre clientèle de pauvres nous oblige à tenir. On ne se pose pas trop de questions quand on est sur la brèche. On n’a pas le temps de contester. Tel est l’un des grands avantages de notre aventure : notre vie personnelle est équilibrée par les exigences même de la misère.
A noter toutefois que la charité n’est pas en crise. Du moins le nombre de nos amis ne cesse-t-il d’augmenter. De plus en plus, le public lui-même seconde nos initiatives. Lors de notre campagne pour le Biafra, nous croyions avoir battu tous les records. Eh bien ! pour le Bengladesh, nous avons déjà reçu quatre fois plus.
Q. - Vous réalisez tous les jours un travail remarquable. Mais j’imagine que certains vous demanderaient : annoncez-vous Jésus Christ ?
R. - Annoncer Jésus Christ ? On verra au Jugement dernier. Oh sans doute, la conscience d’un prêtre n’est jamais tout à fait à son aise devant l’immensité de la tâche à réaliser. Tout ce qu’on peut faire, c’est faire de son mieux, à l’endroit où on est.
Pour ma part, je n’ai rien à regretter, car je n’ai jamais rien su d’avance. Ce sont les circonstances - la Providence - qui m’ont pas à pas amené où je suis. J’ai été entraîné. En fait, cela m’a apporté une existence bien plus intéressante que celle à laquelle j’aurais pu m’attendre.
Q. - Vous avez commencé par vous intéresser aux seules misères de notre pays. Maintenant, vous avez une activité internationale. Pourquoi ?
R. - Je réponds par un souvenir. En juillet 1947, le Pakistan s’est séparé de l’Inde. Cette séparation a provoqué un terrible exode : dix-huit millions de réfugiés, trois millions et demi de morts. En Europe, personne n’en a rien su. Personne, en tous cas, ne s’en est ému. Pourquoi ? Avant tout, parce que la télévision n’existait pratiquement pas.
Aujourd’hui, grâce à la télévision, plus personne ne peut ignorer les catastrophes, où qu’elles se produisent. Notre prochain, désormais, est dans le monde entier. Notre charité doit s’exercer en France, bien sûr, mais aussi partout dans le monde où le besoin s’en fait sentir.
Et c’est bien ce que, avec les « Caritas » des autres pays, nous faisons tous les jours. L’opinion a oublié le Biafra. Pourtant, nous aidons encore les nombreuses victimes de la guerre. Quant au Bengladesh, savez-vous combien les « Caritas » ont envoyé là-bas depuis le premier janvier dernier ? Vingt-cinq millions de dollars. Le seul Secours Catholique français a contribué pour un milliard ancien. Et, croyez-moi, cet argent est bien utilisé. La « Caritas » locale est là pour y veiller.
Mais cela ne nous fait pas oublier les misères plus proches de nous. C’est ainsi que nous venons encore une fois de prendre un gros risque en achetant, dans la proche banlieue parisienne, un immeuble qui deviendra une cité-secours d’un nouveau genre. Nous y accueillerons d’une part les travailleurs en quête d’un logement, et d’autre part les familles des malades provinciaux hospitalisés à Paris. Je vous assure que ces deux foyers répondront à un besoin très concret, très urgent.
Q. - La campagne du Secours Catholique a pour thème, cette année : « Partager, c’est tout autre chose ». Qu’entendez-vous par là ?
R. - Je veux dire que les repus que nous sommes ne peuvent plus se contenter de donner une part de leur surplus. On aurait là cette aumône qui humilie à la fois celui qui a l’air de se pencher et celui qui a l’air de tendre la main. Je n’ai pas la propriété exclusive de mon pain. Je l’ai gagné, certes, à la sueur de mon front. Mais le laboureur, le moissonneur, le meunier et le boulanger ont des droits sur ce grain et sur cette farine. Et le soleil du Créateur me rappelle qu’il a fait germer et mûrir ce grain pour la faim de tous les hommes.
Partager, c’est restituer la part qui est due à chacun.…
Et voilà pourquoi Mgr Jean Rodhain est véritablement un apôtre de la Charité. La Charité ? toute l’action du prélat vise, en effet, à ce qu’il appelle sa « réhabilitation ». S’il a salué de tout cœur la grande encyclique de Paul VI sur la justice dans le monde, Populorum progressio, il appelle de tous ses vœux un autre document consacré, celui-là, à la Charité. L’Église, pense-t-il, a encore un rôle immense à jouer dans ce domaine. Mais il est optimiste. Lors de son discours d’adieu à la « Caritas Internationalis », en mai dernier, il concluait en ces termes : « Un spécialiste de la musique sait qu’il existe au fond de l’âme humaine une certaine prédisposition à la mélodie - pas à n’importe laquelle.
Il sait aussi qu’il existe dans le peuple tout entier une résonance à certains rythmes - pas n’importe lesquels.
Cette constante explique les succès permanents à travers les siècles de certains modes, comme le mode grégorien.
Elle explique aussi l’insuccès des inventions artificielles qui ne durent pas.
Je finis par croire qu’il en est de même de la Charité. Elle coule invisiblement comme un fleuve souterrain dans les profondeurs du peuple de Dieu.
Certains, une clef anglaise à la main, s’agitent pour boulonner sans cesse de nouvelles structures, comme si le Créateur les avait embauchés ès-techniciens de la Création. C’est une vocation. Il y en a d’autres. Une Conférence épiscopale déclarait récemment qu’au lieu de bâtir des structures il importait, par la recherche de l’Esprit Saint, de faire jaillir des sources.
Je crois au fleuve souterrain de la Charité. »
En créant le Secours Catholique, en 1946, l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques lui a assigné pour but le rayonnement de la charité chrétienne. A cet effet, ses statuts le chargent :
d’apporter partout où le besoin s’en fera sentir, à l’exclusion de tout particularisme national ou confessionnel, tout secours et toute aide, directe ou indirecte, morale ou matérielle, quelles que soient les opinions philosophiques ou religieuses des bénéficiaires ;
d’assurer la représentation vis-à-vis des organismes similaires à l’étranger de tous groupements ou organismes français catholiques de secours ;
d’être l’interprète de leurs demandes, de faire connaître leurs besoins ;
d’être, en France, l’organe de coordination de ces différents organismes répondant aux buts définis ci-dessus ;
de susciter et de favoriser la création d’œuvres de secours spéciales, d’en poursuivre le développement, d’en faciliter le fonctionnement et d’y participer éventuellement ;
de participer aux efforts faits sur le plan international en vue de l’organisation catholique de la charité.
(Extrait des statuts.)
Caritas Internationalis
Le Secours Catholique est rattaché à « Caritas Internationalis », dont le siège est à Rome et qui groupe 80 « Secours Catholiques » nationaux.
« Caritas Internationalis » est l’Organisation internationale catholique appartenant à la Conférence des O.I.C., qui est habilitée par le Saint-Siège à fédérer tous les organismes catholiques nationaux et internationaux dont le but est de promouvoir la charité, l’assistance, la justice sociale et le développement dans le monde, et à les représenter aussi bien au plan interconfessionnel qu’au plan international.