Tout se tient
"Tout se tient", MSC, n° 230, mai 1972, p. 1.
Tout se tient
Dans le delta du Gange les pauvres paysans du Bengale plantent inlassablement le riz et la jute. Là-bas j’ai vu s’abattre sur eux tour à tour le raz de marée, puis la guerre civile, puis l’exode. A Dacca, comme je compatissais à tant de catastrophes, un des experts me répliqua vivement :
« Vous n’avez encore rien vu : la catastrophe la plus grave se prépare pour demain. Aujourd’hui nos paysans reprennent le travail avec opiniâtreté. Ils replantent le jute. Ils repiquent le riz. Mais vos nations industrielles pour leurs cordages et leurs emballages abandonnent le jute et emploient de plus en plus le nylon et les plastiques. Dans dix ans nous n’aurons plus de débouchés pour notre jute. »
Ainsi c’est l’industrie chimique des pays riches qui fait reculer l’agriculture des pays pauvres : la distorsion augmente, une fois de plus, entre les nations confortables et le Tiers Monde.
Quinze jours après cette conversation à Dacca, je suis invité dans le Nord de la France. On m’explique le chômage local. On me fait visiter des usines : ces filatures de jute, ces tissages de jute ferment l’un après l’autre ; le jute du Bengale est remplacé par des fibres en plastique : c’est imputrescible, c’est plus léger, c’est moins cher.
Ainsi tout se tient : le chômage dans un diocèse de France est lié en partie au recul de l’utilisation du jute, recul qui, du même coup, appauvrit le paysan du Bengale.
Malgré 15.000 kilomètres de distance, nous sommes étroitement solidaires. « La question sociale est devenue mondiale ». Tout se tient.
Tout se tient. Un inextricable réseau rend solidaire le planteur de thé à Ceylan et la caisse du chômage d’une province d’Europe. Une variation du dollar à New York, une grève des dockers en Angleterre, une guerre qui éclate en Asie, ont finalement des répercussions chez l’épicier de Romorantin. Au siècle de l’avion et de la télévision, cette sensibilité de ces répercussions mondiales a pris des résonances plus vives et plus rapides.
Devant la complexité de ce réseau on songe au corps humain où la moindre anomalie locale se répercute sur l’ensemble. Entre les muscles, les nerfs, la circulation, tout se tient.
Tout se tient et on comprend la prudence du médecin qui, avant de porter un diagnostic, réclame des examens prolongés et sollicite l’avis d’un spécialiste. Quant au chirurgien, avant de procéder à une opération il hésite longuement.
Le chirurgien hésite parce qu’il connaît la complexité du corps humain et les lointaines répercussions de toute intervention.
Je pensais à cette prudence du chirurgien en participant l’autre jour à un congrès soi-disant consacré à des problèmes mondiaux. Il y avait des experts chevronnés et aussi des badauds totalement incompétents. Il y avait des spécialistes du Tiers Monde et aussi de gentils promeneurs. Et c’étaient justement les bavards sans expérience qui parlaient de tout et avec le plus d’assurance. Mais Gribouille a tellement de crédit que les plus astucieux réussirent à faire voter par surprise à des gens sans mandat des motions plus sonores que sérieuses.
Dans un monde où tout se tient on devrait y regarder à deux fois avant d’aborder les problèmes internationaux. Même les grandes puissances en voulant aider le Tiers Monde oublient d’étudier exactement les besoins réels et modulent leur aide d’après les normes occidentales : chacun regarde avec les petites lunettes qu’il s’est fabriquées à son usage .
La rue du Bac est une rue extraordinaire. En sortant du Secours Catholique, si on suit le trottoir sur la droite on rejoint, à 200 mètres, la Chapelle de la Médaille Miraculeuse et la tombe de Louise de Marillac. A mi-chemin, c’est le vieil immeuble des Missions Etrangères. Au fond de la cour, la Salle des Martyrs avec tant de reliques des missionnaires jadis décapités, brûlés ou écartelés. Certains visiteurs suffisants déclarent que ce temps est « dépassé ». Je leur signale le cas d’un missionnaire d’aujourd’hui parti de cette maison pour un apostolat en Extrême-Orient tout rempli de souffrances et de captivités.
Ce cher Pète Audigou en allant porter secours à des réfugiés blessés près de Hué a été abattu par une rafale de mitraillette.
Il y a quinze jours.
Le Vendredi Saint, exactement.
Tout se tient.
Je crois aux témoins de la Charité qui se font tuer.
Jean RODHAIN.