Journal au jour le jour
Jean RODHAIN, "Journal au jour le jour", MSC, n°243, juillet-août 1973, p. 3.
Journal au jour le jour
« Je recherche mon fils »
Ce matin, une lettre pour recherche d’enfant.
Parmi le nombreux courrier reçu, il nous arrive régulièrement des demandes de ce genre. Des parents sont inquiets pour un gamin fugueur qui reviendra immanquablement au domicile, mais dont la disparition dure depuis une semaine ou deux.
Sur la lettre de ce matin, je sursaute devant la date de disparition et le relit : c’est bien cela : 10 septembre 1943. Il y a 30 ans.
Cette mère me précise que son fils unique a été pris ce jour-là dans une rafle de la Gestapo.
Elle suit sa trace à Compiègne, Buchenwald, puis Flossenburg, puis plus rien. Et depuis 30 ans elle fait des recherches. Elle ne trouve rien, mais elle espère encore.
Après avoir frappé à toutes les portes, des voisine lui ont conseillé le 106, rue du Bac, et elle nous envoie cette longue lettre pleine de détails.
Trente ans de confiance maternelle que toutes les enquêtes n’ont pu ébranler. Je reste confondu devant cette vigueur d’un amour maternel. Et confus de la confiance que cette malheureuse témoigne encore au Secours Catholique.
Les fontaines de Rome
Je n’écrirai pas le chapitre que j’ai toujours rêvé d’écrire sur les fontaines de Rome. Rome est la seule ville au monde à être parsemée de centaines de fontaines jour et nuit jaillissantes. Les papes, reprenant le réseau des aqueducs romains, ont fait surgir l’eau à la disposition de chaque quartier, mais chaque jaillissement est un chef-d’œuvre de la pierre et de l’eau. A la place Navone, c’est une cavalcade de sirènes et d’écumes blanches. Au Transtevere c’est, tombant d’un arc triomphal, une interminable cascade. Au détour d’une rue, surgissant d’une bibliothèque de travertin, c’est un jet aigu comme une épée de lumière.
Or, hier matin, alors que le faisais visiter la théâtrale fontaine de Trévi à un évêque africain, je m’aperçus tout à coup qu’il ne répondait plus à mes questions. Je le regarde. Sur son visage d’ébène, de grosses larmes.
J’avais oublié que tandis que ses diocésains meurent dans la sécheresse, la vue de ces fontaines ininterrompues devenait cruelle.
Je n’écrirai plus rien sur les fontaines de Rome.
A vérifier
Une pétition circule dans le quartier. De très braves gens ont découvert un très brave cordonnier qui souffre d’une malformation du cœur. La crémière ainsi que la femme de l’inséminateur ont lu dans un hebdomadaire illustré qu’il existe à Minneapolis (USA) un hôpital qui règle ces problèmes à la cadence de 35 opérés par jour. Aussitôt une collecte est lancée. Elle réussit. Le prix du voyage aller et retour est couvert. Il ne manque plus qu’un petit million ancien pour régler en dollars le complément des frais d’hospitalisation à Minneapolis (USA). On s’adresse au Secours Catholique.
Et l’émotion de ces braves gens jointe à cette image d’une vie à sauver par la simple signature d’un chèque, tout nous conduit à donner notre accord.
Vérifions d’abord, murmure Sidoine toujours méfiant. Un simple coup de téléphone permet de vérifier. Il existe à Paris plusieurs hôpitaux - dont l’un à 600 mètres du brave cordonnier - qui possèdent un service spécialisé dans ce genre d’opération. Et comme notre artisan cotise régulièrement au régime de la Sécurité Sociale, il n’aura que quelques imprimés à remplir pour se faire opérer sans voyage et avec la présence affectueuse de sa famille et les fleurs offertes par la crémière.
L’émotion est une chose.
L’exactitude en est une autre.
En face de cent misères apparentes, la difficulté est de trier. Exactement.
Un kilo de belles cerises
Dans une des multiples enveloppes portant la mention « Pour Sécheresse Afrique », on trouve plusieurs billets de banque enveloppés dans un papier quadrillé, froissé et chargé d’une liste de noms. Ce genre de collecte est fréquent. Mais ce qui m’intrigue, c’est qu’en face de chaque nom il y a trente-cinq fois répétée la mention : 1 kilo. Cette comptabilité des poids m’intrigue.
L’explication figure au verso de la feuille : une retraitée des P.T.T. avait dans son jardin quelques magnifiques cerisiers. Elle est allée dans toutes les maisons de sa rue offrir des kilos de cerises pour aider les enfants du Mali. Le résultat fera survivre un village pendant une semaine.
Il fallait y penser...
Combien de gens s’imaginent qu’ils ne peuvent rien faire.
Et pendant que celle-ci fait ce qu’elle peut, à son niveau, en proposant ses cerises, au porte à porte, je pense à ce haut fonctionnaire qui siège à une conférence internationale du cacao. Sa tenace diplomatie, son acharnement pour le Tiers-Monde ont fait avancer l’équation des prix : les pays riches, l’an prochain, auront un bénéfice moindre afin que le paysan d’Afrique puisse améliorer ses plantations de cacao. Mais ce travail d’influence sur les structures économiques internationales, personne ne le signalera.
Ce haut fonctionnaire - comme ma vieille retraitée avec ses cageots de cerises - ce ont eux qui construisent le monde de l’an 2000.
Jean RODHAIN.