Le regard d’un enfant
Jean RODHAIN, "Le regard ’un enfant", MSC, n°247, décembre 1973, pp. 1-2.
Le regard d’un enfant
Deux yeux bleu pervenche
Je voudrais une explication, me dit-il, avec un bon sourire. J’ai vu hier soir à la télé un explorateur. Il prétendait qu’en Éthiopie, à la suite de la sécheresse, plus de 50.000 personnes seraient mortes de faim. Est-ce exact ?
- C’est exact. Votre explorateur d’hier soir n’a fait que confirmer les chiffres que « Messages » répète depuis plus de trois mois.
- J’ai aussi entendu dire que pendant la récente guerre de Suez, un double pont aérien avait apporté à chacun des deux adversaires un tonnage fantastique de matériel et de munitions. Est-ce exact ?
- C’est rigoureusement exact. Et il serait intéressant de pouvoir chiffrer le total des milliers de tonnes ainsi transportées jour et nuit des U.S.A. jusqu’à Tel-Aviv et d’U.R.S.S. jusqu’au Caire : c’est un tour de force extraordinaire.
- Alors, et c’est ma dernière question, voulez-vous m’expliquer ceci : puisque des nations dites civilisées sont capables d’un tel tour de force pour mettre à mort des humains sur un champ de bataille, pourquoi donc ne réalisent-elles pas le même pont aérien pour apporter quelques tonnes de blé à des humains agonisant de faim à une heure de vol de ce même champ de bataille ?
- Je n’en sais rien, mon enfant. J’ai dit « mon enfant », car mon interlocuteur est un gamin de onze ans. Il a un visage tout rond et plein de tâches de rousseur avec tout autour des cheveux ébouriffés. Il danse d’un pied sur l’autre en me posant ses questions. Mais il a des yeux bleu pervenche qui interrogent encore plus cruellement que ses phrases, à vrai dire un peu hésitantes. Et je reste coi devant son implacable logique.
Logique enfantine. Dans les revues spécialisées j’ai trouvé des études avec signatures étoilées consacrées à ces nouveaux transports aériens de matériels militaires, transports massifs et décisifs. Et dans les périodiques techniques, j’ai lu les statistiques concernant les victimes de la sécheresse en Éthiopie. Mais pour faire ce rapprochement entre les capacités techniques prouvées pour les œuvres de mort, et le refus d’affecter ces mêmes capacités pour la survie, je n’ai lu cela chez aucun grand expert. Et il faut cette terrible logique d’un enfant pour me mettre noir sur blanc devant moi ce contraste scandaleux. Cet enfant a raison. Le cœur de cet enfant dépasse tous les dossiers de tous nos experts.
L’autre avortement
Dans un diocèse français voici une cinquantaine de laïcs délégués par leurs paroisses, réunis autour de leur évêque .
Sur ma chaise je somnole doucement car la révision des diverses activités se module dans un ronronnement monotone. Et tout à coup réveil brusque : à cette paix vient de succéder une véritable tempête ; on attaque par vagues successives les catéchismes sur un point précis : la pédagogie de la Charité. Les parents exposent avec véhémence qu’on est en train d’atrophier le cœur de leurs enfants. Il parait qu’on n’ose plus leur parler de la vertu de Charité. On garde le silence sur les activités charitables.
Sous prétexte d’éviter l’aumône facilement ridiculisée, on n’invite plus leurs filles et leurs garçons à la privation, ni au sacrifice, ni au partage. Quelle que soit la valeur des perspectives ouvertes au catéchisme, les parents sont inquiets de cet étrange silence. Un père de famille parle même d’un « avortement des cœurs ».
Les explications données ne sont pas claires. Les parents repartent sur un regret. Et je suppose que le cas est unique en France...
Même unique, ce cas me tracasse. Car jusque dans le pire des milieux, un regard d’enfant est un trésor. Et c’est une incroyable richesse que la générosité secrète des jeunes d’aujourd’hui, malgré des apparences contraires. Aussi je crois que ce silence sur la charité risque littéralement de faire « avorter » le germe merveilleux de générosité providentiellement déposé au cœur de chaque enfant. C’est un avortement qui me semble presque aussi grave que l’autre.
Aujourd’hui sur la mappemonde chacun se gonfle tant qu’il peut. L’un avec ses dollars, l’autre avec son pétrole, tous avec leurs armes. Et dans chaque village chacun à son tour se gonfle comme il peut.
C’est tout de même extraordinaire que Celui qui aurait pu nous foudroyer de sa puissance et nous éblouir de sa gloire, vienne au-devant de nous sous la frêle forme d’un enfant nouveau-né.
Voici décembre et son point lumineux : Noël.
Pourquoi ne pas prêter attention au point de vue des enfants ? Les enfants sont de bons maîtres, parfois.
Jean RODHAIN.