Dialogue chez le pompiste
"Dialogue chez le pompiste", MSC, n°249, février 1974, p.3.
Dialogue chez le pompiste
Le pompiste :
- Alors cette crise du pétrole qu’en dites-vous ? Les gens en causent tous. Et pour beaucoup ils accusent en bloc le Tiers-Monde dans toute cette histoire. Je serai curieux de savoir comment réagit le Secours Catholique à propos de cette affaire-là ?
Moi :
- Il réagit en essayant d’y voir clair. Le public mélange tout. Or devant nous il n’y a pas que le pétrole en crise. Si vous voyagez tant soit peu à travers le Tiers-Monde vous découvrez - au delà du pétrole - tout un monde qui bascule. Le paysan d’Afrique Noire qui reste chaque année avec sa récolte un peu plus dévaluée tandis qu’en même temps il doit payer de plus en plus cher la jeep américaine ou le sac d’engrais vendu par l’Europe, est un symbole. C’est l’image du continuel enrichissement des pays confortables en face de l’appauvrissement du « Tiers-Monde ». Ca ne peut pas toujours durer. « La question sociale est devenue internationale ». Hier le Tiers-Monde s’appauvrissait de plus en plus. Aujourd’hui il s’en rend compte. Et il réagit. C’est tout ce basculement qui est derrière le coup du pétrole. Et sur le plan international cette prise de conscience du Tiers-Monde est aussi importante que la prise de conscience du Tiers-État dans notre Révolution française de 1789.
Le pompiste :
- Ainsi, d’après vous, cette crise marque un progrès ? Donc tout ira mieux demain ?
Moi :
- Comme vous allez vite. Ce progrès de demain commence aujourd’hui par une crise : et malgré tous les apaisements officiels, il y a des crises aussi cruelles qu’une guerre. Quand tout un monde bascule, tous en pâtissent, mais inégalement : les plus faibles sont les plus atteints. Dans les pays confortables une crise produit un certain inconfort ; dans les pays pauvres la même crise n’apportera pas l’inconfort, mais la famine.
Le pompiste :
- La famine, ça frappe les gens. Tenez, pour le Sahel et l’Éthiopie, la télévision a bien exposé le drame de ces pauvres villages avec leur terrible sécheresse. On sait qu’ils n’ont pas la richesse du pétrole. Pour eux, le public continuera à vous aider, c’est évident. Mais pour les autres, je prétends que les gens sont maintenant réticents.
Moi :
- Qu’appelez-vous « les autres » ? Regardez une mappemonde : la plupart des pays du Tiers-Monde sont sans pétrole : « Les vraies victimes ce seront les vrais pauvres. C’est-à-dire ces deux milliards d’hommes qui n’ont ni industrie à protéger, ni matières premières, ni pétrole à vendre ».
Si quelques pays désertiques vont tout de suite, grâce à leur pétrole, gagner des montagnes de dollars, les autres pays surpeuplés du Tiers-Monde pour bénéficier de cette évolution vers la justice mettront de longues années.
Le pompiste :
- Pourquoi dites-vous de longues années ? Pourquoi pas tout de suite ?
Le public aime que ça aille vite.
Moi :
Ce qui va vite, ce sont les catastrophes. Mais ce qui prend du temps, ce sont les réformes.
Le pompiste :
- J’ai lu dans mon journal beaucoup d’articles sur les réformes mondiales. Je me sens un peu perdu devant tant de plans très savants, et moi alors, je ne sais plus quoi faire...
Moi :
Comme je vous comprends. Je rencontre sans cesse des gens excellents à qui l’on a tellement répété qu’ils devaient changer les structures, qu’à force de ruminer de grands projets et de mâchonner de grands mots ils ne savent plus quoi faire. Revenons aux réalités :
Les premiers chrétiens n’ont pas fait de discours sur les réformes mondiales. Mais ils ont si bien respecté et aimé les esclaves qu’ils ont fait basculer l’esclavage. Cette réussite est le fruit de trois siècles de Charité, et de témoignages, qui ont finalement transformé opinion et législation. Le Créateur ne nous a pas chargés de gouverner le monde. Reprenez pied en regardant où vous êtes placé.
Le pompiste :
A ma place de pompiste je vois tout bonnement que depuis l’augmentation de l’essence, ce sont les mêmes clients qui se font plus rares : les petits retraités, les plus vieux, les petits exploitants, les ouvriers agricoles. Alors vous pensez donc que mon devoir sera demain quand la crise va frapper plus fort, de chercher à aider ceux-là, tranquillement ?
Moi :
Aider, oui. Tranquillement, non. Ayons donc, enfin, le courage d’employer des mots exacts. Nous sommes dans un monde de bêtes féroces. C’est avec férocité que dans nos villages on se dispute un champ de blé, et avec la même férocité que les grands se disputent les champs de pétrole. Derrière les discours corrects sur le dollar ou la monnaie, il y a des batailles féroces pour des gains à tout prix.
Le pompiste :
Est-ce que vous n’exagérez pas ? En parlant de férocité, vous allez déplaire à certains.
Moi :
« Il faut qu’aujourd’hui comme hier, en toute indépendance, ceux qui acceptent d’avoir une mission d’Église fassent entendre le cri des pauvres sans chercher s’ils plaisaient ou non ». La phrase est de Mgr Matagrin . Ce n’est que le simple reflet de tout l’Évangile dénonçant cette idolâtrie de l’argent qui finalement écrase les pauvres. Depuis le Diacre Laurent jusqu’à Vincent de Paul, depuis Saint Martin jusqu’à la plus récente petite sœur du Père de Foucauld, tous les témoins du Seigneur ont témoigné contre cette férocité de l’argent.
Le pompiste :
Mais alors, vous voudriez que par Charité, je devienne contestataire de ce monde injuste ?
Moi :
Exactement.
Jean RODHAIN