La danse des chiffres
Jean RODHAIN, "La danse des chiffres", MSC, n°251, avril 1974, p. 3.
La danse des chiffres
Nous sommes esclaves des chiffres
Cela vaut 250 francs. Anciens ou nouveaux ?
Il y a maintenant 15 ans que le franc ancien a légalement disparu, et cependant pour évaluer une dépense, certains retardataires retraduisent mentalement les chiffres actuels en francs anciens. Je suis un de ces retardataires. Et en l’avouant, je mesure combien on s’attache à certains chiffres cependant périmés. Toutes mes prétentions se dégonflent piteusement dès que je constate mon esclavage devant des chiffres d’hier alors que les enfants d’aujourd’hui comptent spontanément d’une autre manière. Je ne suis pas fier du tout de ma lenteur à déchiffrer une facture libellée en N.F.
Les chiffres ambigus
En France, depuis 4 ans, le nombre des communautés religieuses féminines a diminué de 1.435 unités, mais pendant la même période, il y a eu plus de 1.000 fondations nouvelles . En arithmétique cela donne une perte de 1.435 - 1000 = 435 communautés supprimées. Mais qu’y a-t-il derrière cette arithmétique ? Il y a, d’une part l’opportune décision d’installer de petites communautés rayonnant au cœur des quartiers isolés : tant mieux pour ces implantations. Mais d’autre part il y a la fermeture définitive d’orphelinats ou de foyers de vieillards. Ce sont ces pauvres les perdants de l’opération.
Je connais un groupe de médecins qui avait réuni les fonds nécessaires pour créer une maison destinée à recueillir les cancéreux à leur dernière étape... Malgré les millions recueillis, cette fondation n’a pu se réaliser car on n’a trouvé aucune congrégation disposant d’infirmières pour ces cancéreux : les plus pauvres restent une fois de plus hors des chiffres.
On peut jongler facilement avec les chiffres. Il reste finalement une question : le résultat de cette arithmétique est-il favorable ou est-il défavorable pour les plus pauvres ? Là est la vraie question.
Les chiffres lumineux
Sur cette colline toute constellée de ces fleurs des champs qui au printemps transforment la Galilée en imagerie multicolore, voici donc une foule rassemblée : elle vient d’écouter le sermon le plus prophétique qui soit : le sermon des Béatitudes. Seulement ces gens ont faim. Le paysage a beau être merveilleux, il ne comporte ni restaurant, ni la moindre épicerie. C’est donc l’heure du miracle. Mais avant de déclencher cette extraordinaire multiplication des pains quel est le préalable réclamé par le Seigneur ? Une statistique. Il ordonne aux Apôtres de faire ranger ces gens sur l’herbe par « carrés de cinquante » (Luc 9.14). On fait le total des carrés. Et les évangélistes notent qu’on dénombre ainsi 5.000 hommes. Ce n’est plus une foule imprécise, c’est un bilan exact des bouches à nourrir. Avant le miracle, un chiffre qui parle. Il y aurait une étude à faire sur la fréquence des chiffres précis dans tout le Nouveau Testament...
Les chiffres de demain
Pour le futur les pronostiqueurs totalisent les milliards d’habitants qu’ils supputent sur la surface du globe en l’an 3.000, et ceci sans aucune base sérieuse de calcul.
Mais pour l’an 2.000 qui va arriver demain, les calculs sont plus sérieux : on arrivera à 6 milliards d’hommes dont les 2/3 auront moins de 25 ans. Cela fait 4 milliards de jeunes. Cela fait un poids indiscutable des jeunes nations ....
En l’an 2.000 il y aura en Asie 3 milliards 700 millions d’habitants, c’est-à-dire plus que toute la population totale du globe en 1974. C’est un basculement vers l’Est. Ni Paris ni Rome ne seront plus au centre du monde habité. Ces migrants dont on mesure dans nos villes la densité actuelle seront bientôt le noyau central du monde. Est-ce que j’ai l’habitude de regarder l’avenir avec ces chiffres de demain sous les yeux ?
Les chiffres d’aujourd’hui
Le prix du gaz augmente. Celui de l’électricité augmente. Cela veut dire que dès la fin de ce mois le vieillard pour réchauffer son repas payera plus. Cela veut dire que la famille pour éclairer ses soirées, pour faire marcher sa télévision et son réfrigérateur payera davantage. Les petites gens n’auront pas un gain correspondant comme le bistrot ou l’industriel. Ils seront strictement atteints par ces nouveaux chiffres. Est-ce que j’y ai pensé ? Quand la pauvre veuve glissait dans le tronc du Temple la piécette prise sur son maigre budget, personne ne s’en rendait compte. Personne, sauf le Seigneur attentif aux chiffres des plus humbles. (Mat.12.43)
Si j’étais grand père je rêverais de consacrer des soirées entières avec ceux de mes petits enfants ayant moins de 8 ans pour chercher avec eux - ensemble - comment regarder - au-delà des chiffres - la vie véritable.
Jean RODHAIN