Rêveries de janvier
"Rêveries de janvier", MSC, n°248, janvier 1974, p.1.
Rêveries de janvier
Trente secondes devant une photo
Devant ce blanc paysage de janvier, permettez que j’éteigne la radio, que j’écarte la page de réclame, et que je me paye le luxe rare de rêver trente secondes devant cette neige, cet arbre, cette solitude et devant ce chemin ?
La neige
On peut penser au ski.
On peut aussi regarder la neige autrement : cette neige sous mes yeux c’est, tombée du même ciel, la même neige qu’à la Bérésina.
C’est la même neige qu’au XIIIème siècle.
C’est exactement la même neige qu’il y a cent mille ans, au temps de l’homme des cavernes. Et de la femme (on l’oublie toujours) des cavernes.
La composition de cette neige, sa couleur, sa froidure, son poudrage, demeurent depuis des milliers d’années des constantes. Invasions, pestes, hérésies, guerres ont passé : la neige ne passe pas. La neige est exacte depuis des millénaires, quelles que soient nos misérables chamailleries.
Vous avez le vertige de regarder ainsi en arrière ? Et si - pour la première fois depuis Mathusalem - il neigeait demain matin au Sahel ? Quelle bénédiction ! Y avez-vous déjà pensé ?
Les arbres
Celui-ci se dit militant. Il parle, il parle de tout et sans cesse. Il jacasse tant et si bien que, finalement j’explose : « Combien d’arbres, cher ami, avez-vous déjà plantés dans votre vie ? »
Ce cher ami s’est-il jamais donné la peine de contempler un arbre de la forêt ? Ce bavard comprendra-t-il un jour que les paroles s’envolent tandis que les arbres s’enracinent ? « Cette génération n’aura pas planté d’arbres » .
La solitude
Il n’y a pas que la solitude enneigée...
Une inconnue à cheveux blancs vient régulièrement dans cette Délégation du Secours Catholique apporter un chèque pour « des colis à distribuer ». Son manteau impeccable et le montant de ses chèques indiquent que sa situation est plus qu’aisée.
Or la veille de Noël, après avoir remis un plus gros chèque pour les Colis-Etoile, elle s’adresse à la secrétaire à voix basse : « Pourriez-vous me rendre un service ? ». « Bien sûr ! » « Pourriez-vous m’envoyer à moi aussi un colis ? » Stupeur de la secrétaire. Et aveu de la donatrice : « Parce qu’à Noël je suis toute seule, et depuis dix ans, personne ne m’a jamais rien offert ... »
Solitude du trop grand confort ...
Le chemin
Ce chemin est vide. Qui est donc passé par ici ? Je ne sais : il reste à peine une trace.
Dans les minutes des notaires et les archives des royaumes on trouve les traces des procès, des traités, des héritages, des conflits. Peu de parchemins sur le bien accompli.
Dans les familles on évoque toujours les galipettes du grand-père. On ne se souvient plus du long dévouement de la grand-mère.
Dans l’Évangile un seul mot sur la Charité de Simon de Cyrène. Pas un mot sur le geste de Véronique. C’était une fille discrète.
Dans les histoires de l’Église en 15 volumes, tout sur les hérésies, tout sur les schismes et sur les contestations. Sur l’activité charitable : à peine une trace.
Et c’est bien ainsi. La Charité est une dame discrète. Quand elle est vivante elle passe - comme un esprit - sans laisser de traces... Tant mieux
Jean RODHAIN.