Voir autrement
Jean RODHAIN, "Voir autrement", MSC, n° 253, juin 1974, p. 1.
Voir autrement
Ce monde change
Le changement, on dirait que c’est le mot clé du moment. La campagne présidentielle nous a abondamment présenté des promesses immédiates. D’autres groupes de prospective se concentrent sur des horizons plus lointains ou plus étendus.
Si vous étudiez les travaux du Club de Rome et de la récente session de Tokyo, si vous dépouillez les réponses qui parviennent au Vatican pour le prochain Synode des Evêques, vous constatez combien ces chercheurs, d’origines et de spécialités tellement différentes, sont obsédés par les changements qui se produisent actuellement à l’échelle mondiale. Et ils pensent que ces changements à l’échelle mondiale amèneront, tôt ou tard, des changements implacables à l’échelle locale.
Ce monde rajeunit
L’Organisation Mondiale de la Santé constate que la mortalité infantile dans le tiers-monde, il y a 50 ans, éliminait la majorité des enfants, et qu’aujourd’hui, grâce aux progrès et à l’hygiène, au lieu de voir survivre seulement quelques individus robustes, il y a une prolifération des enfants. En 1974, la majorité des enfants du tiers-monde survivent. C’est une prolifération de jeunesse dans le monde entier.
En l’an 2000, on calcule que, sur six milliards d’habitants de la planète, les 2/3 de l’humanité seront des jeunes. Cela provoquera un raz de marée de jeunes nations très différentes de la population moyenne française actuelle ; cette masse de jeunesse dans le monde entier, dans le domaine de la pensée, dans le domaine des réactions, dans le domaine de la civilisation pèsera d’un poids inéluctable.
Ce monde bascule
Aujourd’hui, en 1974, l’Asie totalise, à elle seule, 60 % de la population mondiale ; on calcule qu’en l’an 2000, l’Asie atteindra 3 milliards 700 millions d’habitants. Plus d’habitants que toute la terre actuelle en 1974.
Nous avons autrefois, en classe, étudié l’Europe et la France. Dans ce monde qui va basculer, Paris et Rome ne seront plus le centre du monde : qu’on accepte ou non ce basculement de la population, l’axe de cette majorité pèsera dans le domaine économique, dans le domaine social, dans le domaine de la presse et de la télévision, dans le domaine de nos façons de penser.
Ce monde réagit
« Populorum progressio » avait commencé dès son premier paragraphe par annoncer que la question sociale est devenue internationale ; depuis « Populorum progressio », on a vu les pays du tiers-monde prendre conscience de leur importance, de leur personnalité. Avec maladresse parfois, avec naïveté, mais réellement, on les a vus depuis prendre conscience de leurs moyens de pression.
La crise du pétrole n’est qu’un signe précurseur que nous n’avons pas compris dans son ampleur ; les émirs vont posséder 10 milliards de dollars, nous ne savons pas encore comment ils vont s’en servir ; il faudrait qu’ils partagent avec les pays pauvres du tiers-monde. Ils ne semblent pas en prendre le chemin ; ils peuvent tenir à la gorge la monnaie, le franc et la livre, le mark et le dollar, et bouleverser toute l’économie de nos pays et de nos régions. Cela a commencé par le pétrole, tout le reste suivra.
Cette prise de conscience des moyens de pression par le tiers-monde va lui donner de nouveaux moyens de pression et sur le plan économique, et sur le plan intellectuel. Cette prise de conscience ne se révèle pas seulement au loin, dans les pays du tiers-monde, mais aussi déjà chez nous : la constatation en a été faite, le migrant arabe réagit autrement depuis six mois.
Quel sera le témoignage de la charité ?
Devant des mondes en réaction, Pierre et Paul ont su inventer et ont su s’adapter. Chrétiens de demain, devant ce monde qui bascule et qui change, que saurons-nous faire pour nous adapter ?
Dans ce monde qui rajeunit et qui réagit, quel sera le témoignage de la charité ?
● Un témoignage d’Église, bien sûr. Une Église : c’est le peuple de Dieu, c’est nous tous.
● Un témoignage inventif. Le bon pape Jean XXIII, à l’ouverture du Concile, balayait les esprits chagrins qui avaient peur des changements de ce monde, et il affirmait sa confiance optimiste dans un monde nouveau. Devant l’Empire romain, Pierre et Paul et leurs disciples ont inventé des formes nouvelles, depuis la collecte de la famine à Jérusalem jusqu’aux diaconies. Devant les changements de ce monde, qu’allons-nous inventer ?
● Enfin, un témoignage confiant. Dans ce monde énorme qui bascule, les pronostics doivent être modestes. Tous les pronostics humains ont montré combien ils étaient à courte échelle : les scientifiques n’ont pas prévu la sécheresse au Sahel, les économistes n’ont pas su prévoir la crise du pétrole ; à côté de ces erreurs humaines et de ces pronostics à courte vue, tournons-nous vers le Maître du regard renouvelé, le Maître de toute charité :
« Reste avec nous, Seigneur, car il se fait tard dans ce monde qui change et qui bascule. »
Jean RODHAIN