Les acrobates de la charité
Jean RODHAIN, "Les acrobates de la charité", MSC, n° 267, novembre 1975, p. 3.
Les acrobates de la charité
Dans ce quartier de Capharnaüm, on n’avait jamais vu une telle affluence de peuple : tous se pressaient pour entrevoir le Christ parlant dans la cour intérieure d’une maison. Cette bousculade avait de quoi décourager ces quatre hommes se présentant porteurs d’un paralytique étendu sur un brancard. Mais loin de se décourager, ces infirmiers astucieux évitent la foule, escaladent les étages, pratiquent une brèche dans la toiture, et avec une agilité d’acrobates ils réussissent au moyen de cordages à déposer l’infirme exactement devant le Christ. Saint Marc et Saint Luc consacrent de longs versets à décrire cette opération ingénieuse [1]. Les fabricants d’ascenseurs devraient prendre ces gens comme patrons de leur profession. Ils sont d’ailleurs les patrons de la charité inventive. Car elle meurt, la Charité qui n’invente pas.
Jadis, devant le danger de la traversée du Rhône une confrérie de « Frères Pontonniers » se constitue en Avignon. Ils rendent service pendant quelques siècles et disparaissent dès que les Ponts et Chaussées prennent le relais. Qu’il s’agisse des moines du Grand St Bernard au service des voyageurs sur les cols des Alpes ou des Trinitaires voués au rachat des captifs chez les Barbaresques, on voit surgir des services qui tour à tour s’adaptent, se transforment et s’effacent pour rebondir sous une autre forme. Quelle mine pittoresque pour l’historien qui voudrait nous décrire cette action charitable multiforme sans cesse inventive au cours des siècles. La vraie Charité se remet toujours à l’heure exacte.
Paris Octobre 1975. Dans cette école spécialisée de langues orientales voici une quinzaine d’élèves à cheveux grisonnants. Ce sont des missionnaires [2] qui parlent couramment le laotien et le vietnamien. Mais après 20 ou 30 ans en Asie, on vient de les expulser. Ils ne sont pas découragés. Ils vont repartir vers l’Indonésie. Ils apprennent déjà une nouvelle langue. Adaptation.
Dans cette paroisse rurale, l’ancien responsable avait constitué un fichier très bien tenu des secours à distribuer. Tout était prévu depuis les colis de vivres jusqu’aux pièces de vestiaire à préparer avec un planning sur douze mois et des adresses exactement tenues à jour.
Le nouveau responsable découvrit peu à peu qu’un bon tiers des cas pouvait être résolu avec la constitution d’un dossier préparé par une assistante sociale. Par contre une série de confidences lui révéla tant de détresses cachées jusqu’ici insoupçonnées. La Charité est sans cesse une découverte.
Cette congrégation française a fondé en 1920 une branche vietnamienne. Elles sont plus de 500 religieuses sur place. Elles ont construit des écoles et fondé de multiples œuvres. Tout vient de disparaître. Alors ces religieuses sont parties deux par deux au service des villages perdus dans les rizières. En silence. Sans une proclamation. Adaptation.
A Rome l’Année Sainte se termine après une affluence exceptionnelle de pèlerins. Pas un seul de ces pèlerins n’aura vu le Pape coiffé de la traditionnelle tiare à la triple couronne. La tiare a disparu depuis le Concile. La tiare a disparu avec maints autres signes glorieux de jadis.
Ces disparitions signifient dans l’Église une authentique recherche vers la pauvreté. Ces disparitions illustrent de multiples coups de barre qui depuis le bon Pape Jean XXIII marquent un retour vers le souci des pauvres.
On parle beaucoup trop. Nous serons jugés sur les réalisations. La Charité n’a pas d’heure. Voici donc l’heure des initiatives nouvelles...
Jean RODHAIN