Il y a autre chose
"Il y a autre chose", MSC, n°271, mars 1976, pp.1-2.
Il y a autre chose
Un gigantesque trésor
Nous détenons en France un nouveau trésor. Il ne s’agit pas d’un puits de pétrole. Il s’agit du « Budget social de la Nation ».
Il ressemble d’ailleurs aux images de l’exploitation pétrolière avec ses pompages et ses énormes tuyauteries, car il s’agit bien d’un circuit continue alimenté par des sources convergentes. Primo : des impôts ; Secundo : des cotisations versées par des salariés ; Tertio : les participations des employeurs.
Ce triple pompage produit finalement un trésor gigantesque : en 1972 il atteignait 196 milliards de nouveaux francs, dépassant donc le total de toutes les autres charges de l’État réunies : Armée, Education, Administration, etc .
Ce trésor se gonfle de plus en plus : en 1974 il est passé à 263 milliards. Soit une augmentation de 30 % en 2 ans. Nous allons vers un trésor en pleine expansion .
Un progrès réel
L’existence de ce gigantesque trésor est un phénomène nouveau. Au XIX° siècle ce poste n’existait pas dans le budget de la nation. En cent ans a donc surgi une forme de solidarité qui est un progrès extraordinaire : les malades, les handicapés, les vieillards, les mal logés sont enfin l’objet d’une réalisation nationale qui n’existait pas au siècle dernier. L’historien le soulignera. Et il faut applaudir à ce progrès.
Il faut s’adapter à ce progrès. Et j’avoue que c’est pour moi un spectacle passionnant d’observer ce travail d’adaptation. Au Moyen Age, le devoir de l’aumône conduisait à distribuer des secours dans la prison et parmi les hospices. En 1976, un travail adapté aux structures fera obtenir des crédits et des subventions si on sait préparer des dossiers et orienter les cas dans les chicanes des bureaux. Au lieu de distribuer il s’agit de guider intelligemment vers l’utilisation d’une justice sociale méthodiquement étudiée. Voilà donc une action charitable qui s’est adaptée à des structures nouvelles.
Et aussitôt des esprits systématiques veulent réduire l’action charitable au rôle d’un huissier breveté se bornant à orienter le public à travers le dédale d’une administration automatisée. Pour ces simplificateurs à outrance voici donc les problèmes de l’assistance résolus et du même coup la charité périmée.
La tour de Babel
On comprend ce raisonnement. Car à première vue l’observateur est impressionné par cette énorme machinerie qui aspire et refoule sans arrêt tant de milliards dans le réseau social du pays. Mais en y regardant de plus près on se pose des questions. Car depuis la tour de Babel ce qui est gigantesque tourne mal. Construisez le plus gigantesque des paquebots et le voici dans un triste bassin qui se rouille immobile et inutile. Paquebot devenu sans passagers parce que n’étant plus à l’échelle humaine.
Or à l’heure où ce budget social pèse lourdement sur tous les contribuables, voici qu’on dénombre le long cortège de ces « exclus » de cette répartition et les zones sombres de ce « quart » monde qui échappent aux bienfaits du partage. La loi n’a pas tout prévu. Et dans ses prévisions les applications ne se réalisent pas automatiquement. Il manque quelque chose, semble-t-il…
Une permanence du Secours Catholique étudie en 12 mois 2900 « cas » . La plupart de ces « cas » relèvent des dispositifs sociaux. Mais la machinerie légale est si lourde, si complexe et si lente que l’intéressé se trouve incapable d’obtenir une solution adaptée.
Faites une enquête auprès de tous les spécialistes des secteurs actuels de pauvretés : femmes abandonnées, handicapés, jeunes drogués, migrants, partout on se heurte à la même constatation : une technique en progrès, des crédits en augmentation d’une part, et d’autre part un « déchet » considérable. Tout mécanisme humain comporte fatalement un résidu. Mais quand ce mécanisme nous demande sous forme d’impôts ou de prélèvements le gigantesque total de 263 milliards, je m’étonne de compter tant d’échecs. La machinerie est devenue si énorme qu’elle n’est plus à l’échelle humaine. Une tour de Babel devient finalement inhumaine pour ses propres bâtisseurs.
L’argent ne suffit pas
Le voyageur qui a tournoyé tout autour du globe a connu ces gigantesques hôtels de marbre et d’acier avec air conditionné et liftiers galonnés. Mais il garde surtout le souvenir de cette pauvre famille - ou bien ce petit couvent - dont l’hospitalité fut si simple et si chaleureuse.
Plus on traverse les avenues des villes de béton, plus on apprécie les petites ruelles d’Assise : ce n’est pas un problème d’urbanisme : instinctivement on sent qu’il nous manque aujourd’hui la présence lumineuse d’un François d’Assise.
Dans la paroisse, tout le monde connaît cette famille nombreuse qui accueille de surcroît deux petites cambodgiennes. Ces gens parlent peu, mais on vient leur confier tant de problèmes. Ils ne font jamais de discours, mais leur exemple fait réfléchir parfois. Ils rayonnent de charité ....
Ce n’est pas seulement une aumône distribuée.
Ce n’est pas seulement un huissier orienteur. C’est plus que tout cela. Et c’est autre chose. Une autre chose qui échappe aux bureaux et aux planifications, qui diffère de nos techniques et de nos humaines « calculations »...
Le Christ avait les moyens de multiplier les pains, de marcher sur les flots et de faire voir les aveugles. Alors comment se fait-il qu’avec une puissance pareille entre les mains, celui-là n’a pas construit un seul édifice ? pas organisé une seule université ? pas laissé une seule page écrite de sa main ? Il semait donc autre chose...
Devant cette tour de Babel aux deux cents milliards, voici des millions de « cas » - et chacun de nous est un « cas » - qui attendent, qui espèrent cette autre chose : cette flamme que saint Paul déclare « brûlante » car elle est douce, pénétrante et vivante : la véritable Charité.
Jean RODHAIN