Le déclic pour une course de 365 jours
"Le déclic pour une course de 365 jours", MSC, n°278, novembre 1976, p.3.
Le déclic pour une course de 365 jours
Le coureur, jarret tendu sur la ligne de départ, attend le signal du starter. La parole est alors au chronomètre.
Il n’y a pas que le coureur. Dans chaque paroisse de France un déclic se déclenche à un certain moment : exactement ce 21 novembre prochain pour provoquer un nouvel élan. Il ne s’agit pas d’un 100 mètres, mais d’une piste de 365 jours. C’est le chronométrage du pain partagé, c’est plus compliqué que toutes les courses de relais...
L’image du chronomètre me fait penser à ce « déclic » qui accompagne un démarrage rigoureux...
Un déclic qui me concerne, parfois
Je sais bien que ce manteau d’hiver je ne le mettrai plus. Il serait plus utile au vestiaire du quartier avant les grands froids. Je me dis cela chaque fois que j’ouvre mon placard. Si pour une fois je me décidais à porter ce manteau jusqu’au vestiaire ? Non pas « demain », mais dès ce soir. Déclic. C’est fait.
En famille, avec les enfants on avait décidé à Pâques de verser 1 % pour le tiers-monde. Depuis les vacances on a oublié. Déjà trois fois Pierrette a rappelé : « Papa, as-tu envoyé le C.C.P. des Micro-réalisations ? ». C’est curieux comme on retarde inconsciemment. Alors, ce soir, déclic, le carnet de chèques, on signe, on poste. C’est fait.
Ahmed balaie le trottoir devant ma porte depuis longtemps. C’est son travail d’employé municipal. Je l’ai croisé cent fois déjà en partant au bureau le matin. Hier soir, par hasard, l’assistante sociale m’a appris l’accident de sa fille aînée, survenu en Kabylie. Je découvre qu’Ahmed avait donc une famille et que c’est pour la faire subsister qu’il vit dans un dortoir du XIX°. Déclic. Je découvre une situation à laquelle le n’avais jamais songé. L’adjectif « migrant » prend tout à coup pour moi un autre aspect...
J’avais invité mon neveu pour le week-end. Il s’excuse. Il est pris par sa permanence. Quelle permanence ? Un samedi, par mois il visite les handicapés de l’hôpital, bénévolement. C’est un bénévole. Je l’ignorais. Cela m’étonne de sa part. Il paraît qu’il est « engagé » là-dedans depuis cinq ans déjà. Je n’aurais jamais cru cela de lui : il a toujours l’air de plaisanter. Je m’interroge à mon tour sur l’emploi de mes temps libres... Déclic ?
Tout ce que déclenche ce déclic...
La longue piste des 365 jours est jalonnée de tant d’échéances. Le Liban attend des tonnes de médicaments pour une répartition impartiale. Chez nous, l’hiver sera rude et on devra répondre aux appels des vieillards sans feu : ça existe.
La crise frappe ceux qui attendent leurs dossiers en souffrance : chaque retard pèse davantage sur les plus petits.
Alors, au prochain virage, il faudra faire face à des milliers de « cas »...
Tout cela est suspendu à ce jour-signal. Il n’y aura pas une sonnerie de cloche. Mais à l’homélie, on transposera la parabole du Bon Samaritain en 1976. Ou bien au micro un laïc donnera le bilan des besoins de la paroisse. Déclic pour un partage qui attend...
A Jérusalem, près de l’admirable église Sainte-Anne, on visite les ruines de la piscine de Bethesda, c’est sur sa margelle qu’un paralytique gémissait, déclarant : « Je n’ai personne pour me jeter dans l’eau bouillonnante » (Jean 5.7). Certains d’entre nous ont ainsi besoin, pour agir, d’un geste qui provoque un déclic...
Les déclenchements mystérieux
D’autres n’ont besoin d’aucun signal.
Voici sur mon bureau un minuscule paquet. Deux vieilles bagues patinées par l’usure. Dans trois lignes d’une écriture tremblée, une petite vieille de l’hospice explique qu’elle disparaît en nous léguant son seul trésor. « J’ai porté ces bagues pendant cinquante ans, cela se voit à l’usure des pierres. » Deux initiales. C’est tout. Une inconnue qui ne figure sur aucun fichier. Qui donc l’a décidée ? Mystère de ces grand-mères qui se sont usées en silence tout au long de leur vie pour soigner leur paralytique.
Sans chronomètre, sans signal, Il y a ainsi un fleuve souterrain et mystérieux de dévouements et de partages qui coule sous nos pieds et que nous ignorons.
Combien de ceux qui nous paraissent lointains et qui, ce 21 novembre, vont s’arrêter en silence pendant quelques instants et écouter la voix lointaine : « J’avais faim et vous m’avez donné à manger » ?
Voici le long cortège des inconnus discrets qui n’ont besoin d’aucun signal.
Ils suivent la pauvre veuve qui déposait sa pièce de monnaie à l’entrée du temple. Personne n’y prêtait attention. Sauf Celui qui voit le secret (Matt. 6-6).
Je rentre mon chronomètre. Je n’ose plus rien dire. L’histoire de la charité véritable se déclenche et s’écrit toujours dans un certain silence.
Jean RODHAIN.