La parabole du pont
Jean RODHAIN, "La parabole du pont", Messages du Secours Catholique, n° 282, mars 1977, p. 3.
La parabole du pont
Bondé de voyageurs, le rapide B 48 de la Trans Pacific Railway Co. entra en gare, comme chaque soir à 19 h 54. Il roulait depuis le grand matin et la chaleur était pesante. Aussi tous les voyageurs s’élancèrent en masse vers le buffet-bar situé au milieu du quai.
On pouvait craindre une bousculade : il n’en fut heureusement rien. Le chef de gare, l’honorable John Mac-Nab avait tout prévu. Ce fonctionnaire modèle, exploitant le long télex détaillant la composition du rapide au départ, avait tout calculé et tout préparé pour une juste répartition des aliments pendant les vingt-trois minutes d’arrêt sur le quai n°1 bis. Avec la collaboration de l’assistante sociale de la compagnie et des deux hôtesses du syndicat d’initiative local, Mac-Nab avait organisé le ravitaillement sous forme d’une opération « sociale » à 100 %. Non seulement il avait fait confectionner des paniers entiers de sandwichs au jambon, mais dix-sept sandwichs au fromage avaient été réservés pour les dix-sept voyageurs musulmans de la voiture 65. Une rangée de dix-neuf biberons tiédis au bain-marie correspondait aux dix-neuf bébés transportés au tarif quart de place par ce train. Les vieillards, au nombre de vingt-sept, reçurent chacun un plateau spécial aux vitamines exactement dosées pour eux par une diététicienne des services municipaux. Pour les cinq personnes revenant de chez le dentiste, une bouillie adaptée à leurs mâchoires douloureuses avait été spécialement préparée. Quant à la boisson, les voyageurs pouvaient choisir entre coca-cola, bière ou jus de fruit. Mais en cette fin de juillet torride, la quantité de liquide accordée était proportionnelle au nombre de kilomètres parcourus par chacun : le billet émis par la gare d’embarquement faisant foi pour calculer cette juste répartition des rafraîchissements.
Enfin, pour le prix à payer. Le tarif des sandwichs uniformes variait d’après la classe choisie par le voyageur. Cette forme d’impôt sur le revenu supposé, appliqué à des tranches identiques de jambon froid enrobé de pain margariné fit le désespoir de la caissière du buffet-bar. Son désespoir laissait impavide le chef de gare : « Je suis, répétait-il, un passionné de justice et je l’applique intégralement dans mon domaine ferroviaire, depuis la consigne des colis jusqu’au bar inclus.
A 20 h 17 chacun ayant été ponctuellement servi et rassasié - avec une justice distributive impeccable - le signal rouge passa au vert. La locomotive siffla deux fois. Et, lourdement, le train démarra.
Rentré dans son bureau, le chef de gare accrocha au portemanteau sa casquette au galon amarante et marqua sa satisfaction en allumant un petit cigare. Il offrit d’ailleurs un autre cigare à l’ingénieur de la voie, O’Neill, penché sur sa table à dessin : « Voilà une opération de ravitaillement réalisée suivant les meilleures règles de la justice. Cela vaut bien un cigare, n’est-ce pas, O’Neill ? »
L’ingénieur de la voie ne fumait pas. Il remercia. Puis il murmura d’une voix anxieuse : « Les avez-vous prévenus ? »
Et alors il y eut un froid, et un silence. Le chef de gare abandonnant son sourire satisfait, prit l’air accablé d’un prévenu traîné devant l’attorney général et sur un ton hésitant il monologua sa réponse :
Les prévenir de quoi ? Vous allez encore, une fois de plus, me parler de votre fameux pont ? Moi, je suis chef de gare. Je suis responsable de cette gare, de « ma » gare, pas plus loin. Et dans ma gare je fais régner une justice intégrale. Mais ce qui se passe dans le district suivant ne me regarde plus : il y a un chef de district responsable. Vous n’avez pas besoin, O’Neill, de me parler de votre pont. Je sais aussi bien que vous, qu’au kilomètre 71, à la sortie du troisième tunnel, votre pont s’est effondré d’un seul bloc, depuis un an déjà. Je sais que dans cinquante minutes notre rapide de 20 h 17 tombera donc au fond du fleuve. Comme tous les soirs d’ailleurs. Et pourquoi serait-ce donc à moi de prévenir les voyageurs que leur train, leur bon train-train, n’est pas éternel ? Ils ont leur Bible pour savoir cela. Ma justice est cantonnée dans le périmètre de ma gare. Mon devoir ne va pas au-delà du premier feu rouge. »
J’aurais dû, cher lecteur, vous prévenir qu’il s’agissait d’un roman policier. Dans cette collection à bon marché j’avais été intrigué par ce titre : « Le pont parabolique », et ensuite je m’étais laissé séduire, je l’avoue, par ce début si bien campé dans cette si curieuse gare. Mais l’épisode du pont rompu était tellement invraisemblable que j’arrêtai net ma lecture et j’envoyai rageusement ce stupide bouquin à l’autre bout de la pièce. C’était sans compter sur mon sacristain Sidoine. Son esprit de contradiction le fit se précipiter à quatre pattes pour ramasser le bouquin. Sidoine l’emporta en le pressant sur son cœur tandis qu’il composait à mon intention un visage encore plus narquois que d’habitude. Je fis mine de ne pas m’en apercevoir. Mais le lendemain matin, je trouvai étalé sur mon bureau un grand papier calligraphié par ce sacristain à l’esprit si mal tourné. Aussi je me borne à recopier ici textuellement ledit papier signé Sidoine :
Explication de cette histoire du pont rompu
Primo :
Il s’agit d’une parabole.
Dans ces pages vous avez été incapable de reconnaître une parabole cependant d’une saveur très évangélique :
Le royaume des cieux est semblable à un voyage : ne sommes nous pas tous et chacun, sur cette terre, ces voyageurs dont le voyage basculera implacablement un jour, dans les flots d’un au-delà ?
Fournir une ration de justice pour une étape du trajet et cacher aux voyageurs son terminus, ce n’est qu’une caricature de la justice.
C’est une optique de myope qui ne voit pas au-delà du tunnel. Car la mort est la plus grande des injustices pour celui qui ne s’y attend pas.
Un sociologue sans la Bible n’est qu’un sociologue d’entresol. Un économiste sans l’Évangile, ce n’est plus qu’un garde-mites rangeant son petit placard.
Les anciens se considéraient comme des voyageurs poursuivant leur trajet dans la barque de Charon pour affronter les flots du Styx. Dans ce fleuve final, un pont rompu précipite également les voyageurs de 1971 au terme de leur voyage. La véritable justice calcule et prévoit tout le voyage, terminus inclus.
Cette parabole met en garde contre la justice à courte vue. Et vous n’avez pas su la déchiffrer… Voilà ma première constatation.
Secundo :
Cette parabole est boiteuse.
Notre voyage terrestre ne se termine pas comme chez les païens, par une chute dans le noir. Pour le chrétien, le voyage terrestre conduit par le Christ, vainqueur de la mort, aboutit à la joie totale de l’éternelle vie. Ce n’est pas un pont rompu ; c’est une porte ouverte dans la Maison du Père. C’est la délivrance de nos misères. C’est le face à face lumineux avec le Seigneur après les obscurités du voyage. C’est l’Église triomphante avec tous les nôtres retrouvés. C’est le bon larron arrivant le premier pour figurer la Charité dépassant la Justice.
Votre parabole montrait exactement qu’une justice distributive réduite au ravitaillement d’un instant manquait de perspectives. Mais en présentant le terme du voyage comme une catastrophe ferroviaire, votre parabole était funèbre et incomplète. Les voyageurs ont droit - en stricte justice - à ce qu’on les prévienne du but final : « Bienheureux les pauvres. Venez les bénis de mon Père. J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger... »
Pourquoi toujours oublier cette brûlante Charité du Christ, pour les pauvres diables que nous sommes ?
Votre tout dévoué, SIDOINE
Sidoine aura toujours le dernier mot.
Jean RODHAIN.