La cohérence des sept principes pour une protection sociale défendus par le Secours catholique avec la pensée sociale de l'Eglise
Le 31 janvier 2020, les titulaires des chaires Jean Rodhain se sont réunis à Paris pour la traditionnelle journée des chaires annuelle. A la demande du Secours catholique, Les contes de la protection sociale I et II leur avaient été soumis afin qu’ils en évaluent la cohérence au regard de la pensée sociale.
A. UNE REFLEXION EN PHASE AVEC LA PENSEE SOCIALE DE L'EGLISE
Des thèmes au cœur de l’enseignement social de l’Eglise
Par les champs qu’ils couvrent – retraite, santé, famille, emploi et formation -, les Contes de la protection sociale s’inscrivent pleinement dans le "périmètre" de l’enseignement social. En germe dans la première encyclique sociale de l’histoire, l’encyclique Rerum Novarum publiée par le pape Léon XIII en 1891, les thèmes qui y sont abordés sont des thèmes récurrents de cet enseignement. Ils sont ainsi développés tout au long du XXème siècle, notamment par les papes Pie XI dans l’encyclique Quadragessimo Anno (1931) et Jean-Paul II dans l’encyclique Centesimus annus (1991). Plus proches de nous, dans l’encyclique Caritas in Veritate publiée en 2009, le pape Benoit XVI revient une nouvelle fois sur la protection sociale, à travers une exploration du sens de la dignité humaine adaptée au travail.
Une méthode d’élaboration qui respecte l’enseignement social et même l’enrichit
La méthode dite du "croisement des savoirs", utilisée pour l’élaboration de ce document, résonne fortement avec un principe clef de la pensée sociale, celui de l’option préférentielle pour les pauvres. Jusqu’à présent, ce principe s’est surtout déployé à travers l’exigence éthique de prendre en considération l’impact sur les plus pauvres des décisions prises. En proposant l’écoute de la parole des plus pauvres comme point de départ de la réflexion, les concepteurs proposent une nouvelle façon de déployer ce principe et contribuent à l’enrichissement de la pensée sociale. Ils répondent en outre au désir exprimé par le pape François d’une « Eglise pauvre pour les pauvres » et honorent la conviction que ces derniers « ont beaucoup à nous enseigner » (EG198). Enfin, ils rejoignent la manière de faire de Jésus lui-même, comme le montre par exemple l’épisode de l’aveugle Bartimée dans lequel Jésus n’induit pas la demande mais interroge : « que veux-tu que je fasse pour toi ? » (Mc 10, 51).
Sept principes d’action qui rejoignent pour la plupart ceux de la pensée sociale
Les sept principes d’action proposés par les auteurs (dignité, justice, universalité, soutenabilité, contribution, qualités, démocratie) rejoignent globalement ceux de la pensée sociale. Si le principe de l’option préférentielle pour les pauvres est honoré dans la méthode même d’élaboration du document, si le principe de solidarité est intrinsèquement lié à la question de la protection sociale, on relève également un fort accent mis sur les principes de subsidiarité et de participation à travers le principe de démocratie. Si le principe du bien commun n’est pas proposé comme tel, il semble néanmoins bel et bien présent à travers tous les principes retenus par les auteurs qui y contribuent d’une manière ou d’une autre. Moins présent semble être le principe de la destination universelle des biens, même si certains éléments du principe d’universalité y font référence. Enfin, il convient de souligner que le principe de dignité humaine que l’on retrouve aussi bien dans le document que dans la pensée sociale ne revêt pas la même signification dans l’un et dans l’autre. Si dans le document celle-ci a partie liée avec le(s) droit(s), dans la pensée sociale, la dignité n’est précisément soumise à aucun droit et y échappe.
Une approche systémique qui fait écho à l’enseignement social
Par son caractère systémique, la réflexion proposée fait écho à la pensée sociale dont les grands principes structurants sont toujours à articuler les uns avec les autres. Une telle approche semble bien adaptée car elle permet de respecter la complexité du sujet. Le schéma de la vie, notamment, est un schéma très puissant car il est simple et chacun peut s’y retrouver. Ceci étant, les sept principes gagneraient à être considérés davantage comme sept portes d’entrée menant vers une même réalité. Combinés entre eux de multiples manières, ils permettraient de nombreux récits de vies différents.
- QUELQUES CONSIDERATIONS SUR LA NOTION DE CONTRIBUTION
Plus qu’un état de fait, l’interdépendance est une valeur morale
Les contes de la protection sociale font le constat d’une interdépendance croissante entre les hommes et souligne que cette interdépendance invite à la considération mutuelle. Si le constat est juste, il est permis d’aller au-delà et de voir dans l’interdépendance entre les hommes plus qu’un simple état de fait. Pour peu qu’elle soit comprise et accueillie comme un système nécessaire de relation, cette interdépendance en effet est en elle-même une valeur positive et morale. Certaines constitutions religieuses, celle des Augustins de l’assomption par exemple, affirment à raison cette valeur de l’interdépendance, y voyant pour l’homme « une voie de sa libération et de son achèvement »[2].
Dans Sollicitudo rei socialis, Jean-Paul II fait également le passage de l’interdépendance comme état de fait à la solidarité comme vertu morale et aussi comme vertu chrétienne fondée dans la confession trinitaire : « l'interdépendance, ressentie comme un système nécessaire de relations dans le monde contemporain, avec ses composantes économiques, culturelles, politiques et religieuses, et élevé au rang de catégorie morale. Quand l'interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme attitude morale et sociale et comme "vertu", est la solidarité. Celle-ci n'est donc pas un sentiment de compassion vague ou d'attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c'est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c'est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous » (SRS 38)
« La solidarité est sans aucun doute une vertu chrétienne. Dès le développement qui précède on pouvait entrevoir de nombreux points de contact entre elle et l'amour qui est le signe distinctif des disciples du Christ (cf. Jn 13, 35). A la lumière de la foi, la solidarité tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale, du pardon et de la réconciliation. Alors le prochain n'est pas seulement un être humain avec ses droits et son égalité fondamentale à l'égard de tous, mais il devient l'image vivante de Dieu le Père, rachetée par le sang du Christ et objet de l'action constante de l'Esprit Saint. Il doit donc être aimé, même s'il est un ennemi, de l'amour dont l'aime le Seigneur, et l'on doit être prêt au sacrifice pour lui, même au sacrifice suprême : « Donner sa vie pour ses frères » (cf. 1 Jn 3, 16). (SRS 40)
La nécessité d’éducation à l’attitude qui permet la protection sociale
Les contes de la protection sociale évoquent l’importance de la culture civique pour la réalisation de la protection sociale et semblent considérer cette culture comme solidement établie. Or, si l’on analyse les données chiffrées relatives au paiement de l’impôt par exemple, force est de constater l’existence de nombreuses pratiques visant à fausser la contribution de chacun : omission dans la déclaration des revenus, optimisation fiscale en jouant avantageusement des situations maritales, etc. En réalité, il doit y avoir une éducation à l’attitude qui permet à la protection sociale d’être pleinement réalisée. Cette éducation doit entre autre viser à donner aux contributeurs les clefs de leur agir.
L’appel à une certaine forme de transcendance ?
Pour motiver la contribution, le mécanisme du donnant-donnant ne suffit pas et il semble qu’un autre ressort soit nécessaire pour pousser à agir en faveur du bien commun. L’enseignement social de l’Église rappelle qu’il n’y pas de système de justice sociale, et donc de protection sociale, sans un appel à une certaine forme de transcendance. Cette transcendance, les chrétiens l’appellent l’Amour, qui est la surabondance du don de Dieu. Dans la pensée sociale de l’Eglise, la justice est toujours alimentée par la charité. Dans l’encyclique Sollicitudo Rei Socialis (1987), Jean-Paul II montre combien, à la lumière de la foi, la solidarité se dépasse elle-même et acquiert sa dimension de gratuité sociale. Dans une société sécularisée, il est permis de se demander ce que peut être cet élément de transcendance.
La nécessité de reconnaitre toutes les formes de contribution
Il est nécessaire que chacun, quelle que soit sa situation, puisse contribuer à la protection sociale. Il en va du respect même de la dignité de chaque personne. Ainsi, pour éviter que les personnes qui ne sont pas en mesure d’y contribuer financièrement se sentent privées de participation, il est essentiel de promouvoir la reconnaissance de toutes les formes de contribution. Or, si le document souligne à juste titre ce point (« toutes les contributions, monétaires et non monétaires devraient être reconnues » p33 du tome II), il semble le relativiser et l’affaiblir en évoquant un droit à ne pas contribuer (« le droit à ne pas contribuer. Car nous ne sommes pas, toujours, en condition de le faire » p 34 du tome II)
L’opportunité d’une expression de gratitude à l’égard des contributeurs ?
Les rédacteurs des contes de la protection sociale pointent la nécessité de reconnaître toutes les formes de contribution et notamment le fait qu’il peut y avoir des contributions non monétaires. Dans ce même souci de reconnaissance, ils auraient sans doute gagné à souligner davantage l’axe solidaire de ceux qui contribuent financièrement. En effet, ce n’est pas l’État qui paie, mais bien telle ou telle personne que l’on connaît personnellement. Si des abus peuvent être constatés chez ceux appelés à contribuer financièrement, la plupart contribuent avec un sens réel de la citoyenneté. Dans un propos chrétien, ne pourrait-on pas avoir comme une "action de grâce", une expression de gratitude ?
- QUELQUES CONSIDERATIONS SUR LE CONTEXTE DE LA REFLEXION PROPOSEE
Un capitalisme qui a cessé de porter le souci de la protection sociale
La réflexion s’inscrit dans un contexte historique particulier. A partir des années 90, le capitalisme a semblé dévisser et abandonner sa mission de création d’une société pour ne plus se focaliser que sur son auto-développement. La protection sociale a alors cessé d’être un thème intégré par le capitalisme et a dû finalement être assumée de l’extérieur. Le rôle des corps intermédiaires aurait alors dû être essentiel pour continuer à penser et concevoir la protection sociale, mais leur affaiblissement certain ne leur ont pas permis d’assumer pleinement ce rôle. Dans ce contexte, les démarches comme celle menée par le Secours catholique qui visent à actualiser la réflexion sur les enjeux et défis de la protection sociale aujourd’hui sont essentielles. En outre, la réflexion à partir de la parole des plus pauvres contribuent à enrichir l’approche en affirmant le rôle d’inclusion de la protection sociale. Le fait de préférer au mot sécurité (régime) le mot protection (souci) en est d’ailleurs révélateur.
La France n’est pas un pays clos sur lui-même et son système de protection idem
Dans un monde globalisé, aucun choix de société ne peut être fait en faisant fi de ses potentielles interactions à l’échelle internationale. Dans le processus d’élaboration du document, cette échelle est bien apparue, notamment à travers le désir d’inclure dans la réflexion la situation des personnes migrantes et des travailleurs sans papiers. Néanmoins, il semble que celle-ci reste globalement sous-estimée. A titre d’exemple, il est étonnant que rien ne soit dit de la manière dont pourrait être encouragée une forme de solidarité européenne. Ici, une question se pose d’ailleurs peut-être sur l’influence de la méthode retenue sur l’émergence ou non de telle ou telle réalité. En quoi la méthode choisie, partir du plus pauvre, du plus petit, peut-elle induire une manière de regarder certains principes ? En d’autres termes, au vue de la méthode, peut-on réellement s’attendre à ce que surviennent des principes comme l’universalité, l’international par exemple ?
La question environnementale : nouveau critère de soutenabilité
Si le principe de soutenabilité est bien présent dans le document, il semble néanmoins nécessaire de prendre plus clairement en compte la dimension environnementale de ce dernier. Comment prendre soin aussi bien des plus pauvres que de la terre ? Pour répondre à cette question, la réflexion gagnerait à s’appuyer sur l’encyclique Laudato si’, véritable mise à jour de la doctrine sociale en la matière.
Synthèse établie par Xavier de Palmaert, directeur de la Fondation Jean Rodhain
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