Intervention de Mgr Descubes sur le travail
1er mai 2017. Intervention de Mgr Descubes, président de la fondation Jean Rodhain.
Veillée de prière organisée par les EDC (église Saint Romain de Rouen)
Lorsqu’il signe l’encyclique Rerum Novarum le 15 mai 1891, je ne sais si Léon XIII a conscience qu’avec ce texte naît ce que, dans son radio-message de la Pentecôte 1941, Pie XII appellera la doctrine sociale de l’Eglise.
Parole de Dieu et paroles sur Dieu, l’Evangile est aussi une parole sur l’homme et sur la société. Et l’Eglise a toujours considéré comme partie intégrante de la mission que le Christ lui confie d’affirmer les valeurs qui permettent à notre société d’être humaine et équitable.
Elle n’a cessé d’inviter les chrétiens et les hommes de bonne volonté, en particulier par leur travail, à organiser la terre d’une manière juste et pacifique. Si besoin était, en témoignent les Actes des Apôtres, les écrits des Pères et des théologiens, les nombreuses institutions et mouvements créés à l’initiative de chrétiens chaque fois que le monde a connu de profondes mutations sociales.
Le 8 juin 1817, les canuts lyonnais brisaient les nouvelles machines à tisser qui menaçaient leur savoir-faire et leur emploi. Le 25 juin 2016, les chauffeurs de taxi renversaient les voitures des prestataires de la société Uber et dénonçaient une concurrence qu’ils jugeaient déloyale (deux exemples cités dans France Forum : Le travail et après, n° 63, novembre 2016). Dans quelque domaine que ce soit, mais avec à notre époque une accélération inédite, l’innovation technique ou technologique est toujours accompagnée de conséquences psychologiques et sociales. S’en suit aussi toujours une modification des manières de travailler, une transformation des formes que revêt le travail. Mais il demeure une activité essentielle pour les hommes et les femmes que nous sommes.
Le sens théologique du travail.
Lorsqu’on lit dans la Genèse que l’homme et la femme sont à la ressemblance de Dieu, comme à son image, on doit comprendre que le travail de l’homme et de la femme poursuit l’œuvre de Dieu. Et, dans sa lettre encyclique Laudato si’ le pape François, commentant les récits bibliques de la création, laisse entendre, parce qu’ils sont en ce monde les signes de sa présence, que c’est par l’activité des hommes et des femmes que Dieu crée. Par leur travail, il leur revient, comme aux premiers jours, de faire jaillir du chaos et des ténèbres la lumière et la vie.
Le travail appartient à la condition originelle de l’homme ; il n’est ni une malédiction ni une punition. « Le travail n’est pas une peine, mais la collaboration de l’homme et de la femme avec Dieu dans le perfectionnement de la création visible » (Catéchisme de l’Eglise catholique, CEC, 378). A la différence de ce que l’on pensait en général à leur époque, les Pères de l’Eglise ne considèrent jamais le travail comme opus servile mais comme opus humanum. Grâce au travail, l’homme gouverne le monde avec Dieu.
Et le CEC ajoute : « Il peut aussi être rédempteur. En endurant la peine du travail en union avec Jésus, l’artisan de Nazareth et le crucifié du Calvaire, l’homme collabore d’une certaine façon avec le Fils de Dieu dans son œuvre rédemptrice. Il se montre disciple du Christ en portant la Croix, chaque jour, dans l’activité qu’il est appelé à accomplir. Le travail peut être un moyen de sanctification et une animation des réalités terrestres dans l’Esprit du Christ » (CEC 2427).
Le travail est essentiel ; il est source de richesse et de dignes conditions de vie. C’est un devoir. Et même s’il demeure naturellement indispensable, nous sommes invités à ne pas l’enfermer dans les limites du seul domaine économique, et à élargir notre conception du travail à l’ensemble de l’activité humaine (familiale, sociale, etc.).
Toute activité même non manuelle participe à l’œuvre créatrice, et elle implique, toujours quelque transformation (Laudato si’ 125). « Dans le travail, la personne exerce et accomplit une part des capacités inscrites dans sa nature. La valeur primordiale du travail tient à l’homme même, qui en est l’auteur et le destinataire » (CEC 2428).
Il importe cependant de résister à la tentation de l’idolâtrer. C’est Dieu et non pas le travail qui est la source et la fin de la vie de l’homme. C’est le sens de l’institution du repos du sabbat ;
- il ouvre un espace de liberté pour soi, pour les autres et pour Dieu
- il est un rempart contre l’asservissement au travail, volontaire ou imposé, et contre toute forme d’exploitation, larvée ou évidente.
« Travailler, c’est participer à l’œuvre créatrice, mais s’arrêter l’est tout autant. Arrêter son travail, c’est se mettre à l’écoute du Créateur qui, au septième jour, mit un terme à son œuvre. C’est une façon de laisser place à autrui en reconnaissant son autonomie. Le sabbat […] anticipe ainsi la communion finale et peut être dit « fête de la création » (cf. Laudato si’, édition commentée du CERAS, François Euvé, chapitre II, note 12).
L’humanisation du travail est la clé essentielle de la question sociale
L’un des grands textes de réflexion de l’Eglise sur le travail est sans nul doute la lettre de Jean-Paul II Laborem exercens publiée le 14 septembre 1981 pour le quatre-vingt dixième anniversaire de Rerum Novarum : « Le travail est avant tout pour l’homme et non l’homme pour le travail » (n° 6 ; allusion à Mc 3, 27).
L’homme est le sujet du travail qui a pour fin non seulement de produire un bien ou un service mais de permettre à l’homme de se réaliser comme homme. Aussi doivent être rejetées toute condition de travail indigne et toute perspective de marchandisation de l’être humain. Ainsi se trouve également fondée la reconnaissance d’un droit au travail dont nul ne peut être exclus. La solidarité des travailleurs est nécessaire pour empêcher toute dégradation de la dignité humaine dans et par le travail. Aussi un effort spécial doit-il être entrepris en faveur des plus pauvres : personnes handicapées, non qualifiées, migrantes, etc. Le travail prime sur le capital car il est un fruit du travail, fruit nécessaire pour investir et créer des emplois.
Et dix ans après Laborem exercens, dans sa lettre Centesimus annus, Jean-Paul II précise : la tradition catholique appelle à construire « une société de travail, d’entreprise et de participation » qui n’est « pas contre le marché mais qui exige que ce marché soit contrôlé de manière appropriée par toutes les forces de la société et par l’Etat qui doivent s’assurer que les besoins de base de toute société soient satisfaits ». Et il note que le cauchemar du chômage constitue aujourd’hui la forme la plus dramatique de la misère imméritée que dénonçait Léon XIII.
Dans sa lettre encyclique du 29 juin 2009, Caritas in veritate, Benoît XVI rappellera qu’aucun domaine de l’activité humaine n’échappe à la responsabilité morale.
Un travail humain
Qu’est-ce donc qu’un travail digne ou décent, un travail qui puisse être considéré comme l’expression de la dignité essentielle de tout homme et de toute femme ?
Reprenant les invitations adressées par Jean-Paul II dans son Appel du 1er mai 2000 à l’occasion du Jubilé des Travailleurs pour « un coalition mondiale en faveur du travail digne », Benoît XVI précise qu’un travail humain est :
- un travail choisi librement qui associe efficacement les travailleurs, hommes et femmes, au développement de leur communauté ; une entreprise est une communauté de personnes ;
- un travail qui permet aux travailleurs d’être respectés sans aucune discrimination ;
- un travail qui donne les moyens de pourvoir aux nécessités de la famille et de scolariser les enfants sans que ceux-ci soient eux-mêmes obligés de travailler pour assurer leur subsistance et leurs études ;
- un travail qui permet aux travailleurs de s’organiser librement et de faire entendre leurs voix ;
- (sans doute faut-il ajouter) un travail auquel on accède par une formation initiale adaptée et dans lequel on est accompagné dans une formation continue si on veut prendre acte avec réalisme du caractère inévitable et de l’accélération des mutations techniques et technologiques ;
- un travail qui assure aux travailleurs parvenus à l’âge de la retraite des conditions de vie dignes ;
- un travail qui laisse un temps suffisant pour une vie personnelle familiale, sociale et spirituelle.
En conclusion
Au cours de cette veillée de prière nous sommes invités à recevoir les grands textes de notre tradition : Parole de Dieu, ils sont des paroles vivantes mais nous devons les recevoir dans les conditions qui sont les nôtres.
Aussi, puisque le pape François nous invite sans cesse à nous rappeler que Dieu aujourd’hui nous parle par les pauvres, permettez-moi d’emprunter quelques remarques à une théologienne, Clémence Rouvier, sur un texte rédigé par des personnes précaires (souvent privées ou exclues du travail) lors d’une session organisée par le Réseau Saint Laurent et qui avait pour thème le travail.
Le travail a un caractère :
- humanisant : il permet le développement de soi et de ses potentialités ; « il donne de la valeur à la personne » ;
- relationnel : il garantit le lien avec autrui ; quand on a un travail on a le sentiment de tenir une place ;
- exigeant voire sacrificiel : le travail rend responsable vis-à-vis du monde et de la nature qu’il s’agit de faire croître ; mais aussi vis-à-vis de son prochain car participer à une tâche active, c’est prendre part à une action collective en vue d’un bien commun ; « si on ne travaille pas, l’humanité ne peut que se dégrader » ;
- moral : travailler c’est empêcher l’oisiveté de s’installer ;
- libérant : à condition de ne pas en être dépendant et qu’il laisse sa place et du temps pour les autres et pour Dieu.
Alors nous rendrons « le royaume de Dieu présent dans le monde », c’est-à-dire ce que Dieu veut dans son amour pour nous, pour le monde et pour lui.