Isabelle Grellier : regard protestant sur la démarche Diaconia
Isabelle Grellier, théologienne protestante, a participé au comité de suivi théologique de Diaconia 2013. A partir de sa confession, elle relit la démarche, lors du colloque de la Fondation Jean-Rodhain, les 8-10 novembre 2013.
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Comment poursuivre l’élan de Diaconia 2013 ? Peut-être en l’élargissant à une démarche œcuménique où les chrétiens de différentes confessions vivront ensemble la rencontre avec les personnes en situation de pauvreté et le service auprès d’eux – en découvrant que nous pouvons, de plus, nous enrichir de nos différences…
Protestante, j’ai eu la chance de participer au Comité de suivi théologique de Diaconia et ce travail commun de réflexion et d’élaboration de textes, que j’ai vécu la plupart du temps en pleine communion avec les membres du groupe, a été pour moi source d’une grande richesse. Je voudrais partager ici mon regard sur cette dynamique, et je le ferai en la comparant à la démarche synodale qui a été menée en 2009 et 2010 dans les Eglises réformée et évangélique luthérienne de France (maintenant réunies dans l’Eglise protestante unie de France, EPUdF).
Ces deux Eglises avaient en effet choisi de réfléchir au sens et à la place de leur engagement diaconal, sous le titre « Solidaires au nom de Jésus-Christ. Quand l’Eglise reconnaît sa vocation diaconale », et j’avais été « rapporteur » pour ces synodes : j’ai, avec une équipe, préparé un premier dossier pour aider les Eglises locales à réfléchir puis, à deux, nous avons synthétisé les travaux des synodes régionaux dans un rapport présenté au synode national [1], et préparé les décisions qui ont été discutées, largement amendées et adoptées par le synode.
La comparaison a ses limites, puisque Diaconia fait une large place à l’action, tandis qu’un synode est un organe décisionnel qui pose les options de fond de l’Eglise et qui élabore des orientations d’action. Mais les deux processus visaient à une meilleure prise en compte de la dimension diaconale de l’Eglise.
Les titres donnés à ces deux manifestations pourraient guider la comparaison, avec la proximité et l’écart entre la ‘fraternité’ qui clôt le titre catholique et le ‘solidaires’ qui ouvre le titre protestant. Le choix catholique de la fraternité met l’accent sur la relation interpersonnelle et sur l’agapè, et il oriente davantage vers des relations intra-ecclésiales ; tandis que le choix protestant de la solidarité ouvre davantage vers les relations longues, y compris à l’extérieur de l’Eglise, et appelle de façon plus explicite la question de la justice sociale. Je vais reprendre ici ces divers points, puis m’arrêterai sur la question du ministère diaconal. Je conclurai en interrogeant la place faite à l’eucharistie dans les deux processus.
1/ La dimension de la relation : « de ‘faire pour’ à ‘être avec’ »
L’une et l’autre des deux démarches ont souligné avec force l’importance de la relation qu’il s’agit de vivre avec les personnes que l’on veut aider. Davantage même : la relation interpersonnelle n’est pas un complément de l’aide, elle est l’aide elle-même, le remède fondamental à l’exclusion dont souffrent les personnes en précarité.
Le titre que j’ai retenu pour ce paragraphe – qui provient du rapport fait aux synodes des Églises protestantes - montre cependant que cette façon de comprendre la diaconie est un chemin de transformation qui doit sans arrêt être à nouveau parcouru ; et sans doute est-ce le cas aussi bien dans le monde catholique que dans le monde protestant. Ce chemin suscite en effet de nombreuses résistances ; il est tellement plus confortable de se situer à la place de celui qui agit pour l’autre, qui donne ! Car c’est être au-dessus de lui : « la main de celui qui reçoit est toujours sous celle qui donne », constate un proverbe africain cité dans ce rapport. En fait notre tentation permanente est de mettre de la distance entre « nous » – les aidants, les « normaux » – et « eux », les personnes en difficulté ; car celles-ci nous renvoient une image effrayante de ce que nous pourrions être, une image de ce que nous sommes en fait mais que nous ne voulons pas regarder en face. Une relation de proximité nous dépouille de l’idée que nous avions de nous-mêmes – et cela fait peur…
Comment penser ce chemin ? On peut noter à ce sujet une certaine différence – ténue, mais réelle - entre les approches catholique et protestante : là où, ces dernières années, en particulier à travers les réflexions d’Etienne Grieu [2], la théologie catholique a exploré ce que nous pouvons recevoir de la rencontre avec les personnes en précarité, et comment ce chemin de dépouillement peut devenir source d’une vie de foi nouvelle, le protestantisme a plutôt souligné, en particulier avec les réflexions de Fritz Lienhard [3], que c’est la façon dont le Christ a lui-même assumé la pauvreté qui nous permet d’assumer à notre tour notre propre pauvreté et donc de rencontrer les personnes en précarité sans trop avoir besoin de souligner la distance. Différence significative des deux traditions - le protestantisme ayant toujours tendance à accentuer ce qui nous est donné par Dieu –, mais les deux approches sont bien évidemment à vivre en complémentarité. Cela est d’ailleurs bien le cas, au moins dans la réflexion théologique protestante : il a été beaucoup souligné tout au long de la démarche synodale que la rencontre avec les plus pauvres pouvait ouvrir à un chemin de spiritualité.
2/ Une relation à vivre d’abord en Eglise ?
Le mot ‘fraternité’ pourrait susciter l’idée que c’est d’abord (ou seulement) à l’intérieur de l’Eglise que cette démarche de partage serait à vivre – n’est-ce pas d’abord, pour les chrétiens, la relation au Christ qui fonde la fraternité ? -, tandis que l’adjectif ‘solidaire’, plus laïc, induit a priori une ouverture vers l’extérieur de l’Eglise.
Peut-être y avait-il déjà, dans le choix protestant, une réponse à ceux – minoritaires - qui, au sein des Eglises protestantes, estiment qu’il n’y a de diaconie qu’au sein de l’Eglise, dans la fraternité fondée sur une foi commune en Jésus-Christ ; ce qui les amène à distinguer nettement diaconie et travail social.
Il m’a semblé que ce débat n’est pas aussi fort dans l’Eglise catholique. Mais sans doute la tension entre l’‘intérieur’ et l’‘extérieur’ de l’Eglise – même s’il est bien clair en protestantisme que personne ne peut délimiter les frontières de l’Eglise - ne se joue-t-elle pas de la même façon dans une Eglise majoritaire et dans une Eglise très minoritaire.
Ce qui a été surtout présent dans le processus de Diaconia 2013, c’est la volonté de donner pleinement leur place dans l’Eglise aux personnes en situation de précarité, la volonté, même, de les mettre au cœur de la compréhension de l’Eglise comme de sa vie. Sans doute est-ce d’ailleurs, pour l’Eglise catholique, un des fruits de la démarche : il me semble que les premiers documents de présentation ne laissaient pas imaginer la place qui a été faite aux chrétiens du quart-monde dans le rassemblement de Lourdes. Et il est réjouissant que cette sensibilité se développe dans l’Eglise, même si cela exigera toute une formation ; car il ne suffit pas de bonne volonté pour animer un groupe « place et parole des pauvres » ; d’autant plus qu’il ne faudrait pas que ces personnes aient l’impression amère d’être utilisées.
C’est donc la compréhension même de la diaconie qui a évolué à travers le processus Diaconia.
En ce registre, le protestantisme luthéro-réformé a encore beaucoup à apprendre. Certes il existe depuis longtemps des structures comme la Mission populaire évangélique (très proche de l’EPUdF) ou l’Armée du Salut qui constituent des lieux d’Eglise en milieu populaire, où ce chemin de spiritualité partagée est vécu. Par contre les protestants luthéro-réformés français appartiennent plutôt aux classes moyennes de la société et il n’y a probablement que très peu de personnes du quart monde qui ont été socialisés dans ces Eglises. Par ailleurs, ils ont tellement fait leur les impératifs de la laïcité qu’ils osent rarement parler de leur foi dans le cadre des institutions diaconales qu’ils font vivre, même dans les relations interpersonnelles qui se créent là. Il y bien sûr une part de sagesse dans une telle attitude, car il ne faudrait pas donner à croire que l’aide ne serait qu’un moyen de conduire les personnes à la foi chrétienne ; mais c’est aussi priver l’autre et se priver soi-même de la richesse d’un tel échange.
La réalité change cependant ; d’une part parce que la société est aujourd’hui plus attentive aux besoins spirituels des personnes ; d’autre part parce que les blessés de la vie sont de plus en plus dans nos Eglises : personnes atteintes par les fragilités du grand âge, personnes seules, chômeurs, et ces chrétiens venus d’ailleurs, d’Afrique et de Madagascar surtout, dont certains sont en situation de précarité. Les pauvres sont alors des frères et de sœurs partageant la même foi et la dimension spirituelle de l’entraide devient plus évidente.
3/ Le souci de la justice
Tenir ensemble le caractère central de la relation interpersonnelle et la dimension politique de la justice est un exercice difficile, sur lequel les Eglises ont souvent achoppé ; on oppose volontiers individu et collectif, charité et justice, théologies de l’entraide et théologies de la libération. Un des acquis de Diaconia est, à mon sens, d’avoir su penser cette articulation, en montrant le caractère inséparable de ces deux approches.
C’est surtout dans la note théologique n°5, Diaconie et politique, qu’est menée cette réflexion. Cette note propose de comprendre le politique, à l’instar du diaconal, comme une démarche qui part du bas pour aller vers le haut, « du proche au lointain, de l’interpersonnel au sociétal » (p.1), alors qu’on le pense plus souvent de haut en bas. Elle pose ainsi des exigences fondamentales pour le politique, rappelant qu’il ne peut jouer pleinement son rôle que dans « la reconnaissance de chacun, et d’abord de ceux que la société situe tout en bas de son échelle, les petits, les pauvres, les marginaux, les réfugiés, ceux qui ne sont pas habituellement pris en compte » (p.2), dans l’écoute de leur parole. Elle appelle les chrétiens à un regard critique sur les logiques de domination qui régissent notre monde et elle les invite à oser, non seulement l’indignation, mais aussi l’analyse et l’action.
On aurait pu mettre davantage en valeur l’utopie du Royaume de Dieu qui donne un horizon à la construction commune ; on aurait peut-être pu souligner plus les effets des structures politiques sur les personnes, y compris dans leur vie spirituelle. On aurait aussi pu interroger les Eglises sur la façon dont elles-mêmes organisent en leur sein l’échange de parole qui permet de construire ce monde partagé. Mais telle quelle, cette note constitue un outil précieux de réconciliation entre les différentes approches.
De plus, cette compréhension du politique comme le lieu d’une parole partagée en vue d’un monde « où tous sont appelés à trouver leur place et à apporter leur contribution singulière » (p.7) indique en retour une tâche centrale pour la diaconie : aider des personnes qui n’en ont pas l’habitude à prendre la parole, en leur offrant des lieux où leur parole est entendue et accueillie ; leur permettre de s’exprimer en ‘je’, comme sujets, mais aussi favoriser l’émergence d’un ‘nous’ collectif, dans l’apprentissage d’une vraie écoute les uns des autres. Si la démocratie est le lieu de la parole, la diaconie a bien là une mission fondamentalement politique.
Protestants et catholiques se retrouvent de plain pied dans une telle approche. Les synodes protestants avaient d’ailleurs essayé de dire aussi la nécessaire prise en compte du politique dans le diaconal, mais pas de façon aussi construite.
4/ la question du ministère diaconal
Faut-il un ministère diaconal ? Le protestantisme a suivi avec intérêt la réintroduction du diaconat permanent dans l’Eglise romaine depuis Vatican II ; que le diaconat ne soit plus seulement une étape pour accéder à la prêtrise lui redonne son sens et sa dignité. Les diacres font-ils pour autant le lien entre le service du prochain et la liturgie, comme c’était le cas dans l’Eglise ancienne ? La grande diversité des façons de vivre le diaconat ne permet pas de conclure à ce propos.
Le protestantisme est, quant à lui, en réflexion et en hésitation quant à la possibilité et à l’utilité de réintroduire un ministère diaconal personnel. Quelques Eglises, en Suisse romande par exemple, ont fait ce pas, ce qui donne lieu concrètement à une grande diversité de ministères. L’expérience reste modeste.
L’EPUdF a de son côté réaffirmé l’importance qu’elle donne à la fonction diaconale de l’Eglise, le ministère de l’Eglise comportant indissociablement leitourgia, kérygma et diaconia. Protestants et catholiques sont donc là en plein accord – et d’ailleurs sans doute connaissent-ils le même écart entre la théorie et la réalité … Les synodes ont dit leur reconnaissance pour le travail diaconal mené par les multiples institutions et associations, plus ou moins liées aux Eglises, qui œuvrent dans ce champ, assumant de fait le ministère diaconal de l’Eglise, et ils ont encouragé la collaboration des Eglises locales avec ces institutions. Ils ont par ailleurs souhaité que dans chaque Eglise locale, un groupe soit nommé qui porte concrètement le souci diaconal et entraine la paroisse dans cette dynamique. Ils ont préféré – pour l’instant du moins – ne pas trop mettre l’accent sur des ministères diaconaux personnels, valorisant plutôt un « diaconat universel », sur le modèle du sacerdoce universel : l’idée que nous sommes tous diacres les uns pour les autres et dans notre environnement social. Mais la réflexion continue… Même si la compréhension des ministères reste différente en catholicisme et en protestantisme, il serait intéressant, pour les protestants, de s’appuyer davantage sur une analyse de l’expérience catholique.
5/ L’eucharistie
Il me reste à évoquer une différence importante, qui concerne l’eucharistie ; ce n’est pas la compréhension théologique qu’en ont les deux traditions qui est en jeu ici, mais la place qui lui est faite dans les textes théologiques et sans doute aussi dans la réalité diaconale. Une lecture rapide permet ainsi de constater que l’eucharistie est mentionnée dans presque toutes les notes théologiques de Diaconia, alors que la cène est, elle, quasiment absente des textes synodaux.
Peut-on comprendre cette différence en s’appuyant sur les compréhensions théologiques respectives de ce sacrement ? « L’eucharistie nous fait vivre l’expérience du don premier du Christ, dit la note théologique n°7. En ce don du Christ, nous sommes nous-mêmes donnés à nos frères, dans le même mouvement et avec la même force que celle qui anime le don de soi du Christ » ; une affirmation à laquelle un protestant peut pleinement souscrire, même s’il place la présence du Christ à la cène dans le geste de partage du pain et du vin plutôt que dans les éléments eux-mêmes. La comparaison théologique est sans doute une fausse piste.
Peut-être – et c’est sur cette note que je conclurai – la place différente faite au sacrement est-elle surtout le reflet d’une différence de spiritualité. Dans le protestantisme, la diaconie se joue souvent sur le registre de la rationalité et de l’efficacité ; au risque de ne pas laisser assez de place à l’advenue du Christ qui peut se jouer dans la rencontre avec le pauvre ; en caricaturant, on pourrait dire qu’une approche guidée par la volonté d’aider peut conduire à mettre l’accent, dans la personne en souffrance, sur la souffrance ou la misère à combattre, en oubliant la personne elle-même, frère ou sœur en humanité et image de Dieu. Et sans doute les protestants ont-ils conscience d’un certain manque puisque les synodes ont beaucoup souligné l’importance de la rencontre.
Le catholicisme, m’a-t-il semblé dans ce chemin partagé, a une approche que je qualifierais volontiers de plus spirituelle, de plus mystique peut-être même. La place faite à l’eucharistie en est un signe, de même que l’accent mis sur la fraternité. Là où le protestantisme conçoit plutôt Dieu comme un ‘principe’ qui échappe aux catégories humaines, le catholicisme souligne que Dieu se donne à rencontrer en se ‘substantifiant’ [4] dans des réalités humaines ; et cela lui permet de reconnaître plus facilement dans la personne en précarité un frère, et même une icône de Dieu. Cette valorisation du pauvre et même de la pauvreté est d’ailleurs en filigrane dans la tradition catholique, alors que la Réforme s’en est fortement méfiée, en réaction contre la théologie du mérite qui dominait alors.
Ce sont donc deux sensibilités un peu différentes qui se jouent entre catholiques et protestants, sur fond d’une grande proximité. En fait, ces perceptions traversent les deux confessions, même si elles sont en affinité théologique plutôt avec l’une ou l’autre tradition. Les nommer permet de mieux les conjuguer, dans un enrichissement réciproque, au service de la fraternité et de la solidarité…
Isabelle Grellier
Faculté de Théologie protestante de Strasbourg
[1] « Solidaires au nom de Jésus-Christ. Quand l’Eglise reconnaît sa vocation diaconale », Information-Evangélisation, n°5, octobre 2010.
[2] Voir son ouvrage, Un lien si fort. Quand l’amour de Dieu se fait diaconie, Novalis, Lumen Vitae, éd. de l’Atelier, 2009.
[3] Voir son ouvrage, De la pauvreté au service en Christ, Paris, Cerf, 2000.
[4] Je m’appuie là sur la différence très éclairante que Paul Tillich établit entre « substance catholique et principe protestant », dans l’ouvrage paru sous ce titre (Cerf, Labor et Fides, Editions de l’Université Laval, 1996).
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