Colloque 2018 : Hospitalité et handicap
Colloque de la Fondation Jean Rodhain
26 - 28 janvier 2018
Hospitalité et identités fragilisées
Six compagnons sur les pas de Jésus.
Des personnes en situation de handicap créent un Chemin de croix.
Un exemple de « pastorale inclusive »
1. Naissance du projet
Édifié sur le territoire de trois communes –Lomme, Capinghem et Prémesques– un nouveau quartier à la fois médico-social et écologique, baptisé Humanicité, a été imaginé par l’Université catholique de Lille et la Communauté urbaine de Lille. Lancé en 2008, il doit s’étendre sur 140 hectares et abriter notamment des immeubles d’habitation et des établissements de santé particulièrement dédiés aux personnes dépendantes.
En 2011 et 2012, en sont inaugurés les trois premiers bâtiments : la Maison médicale Jean-XXIII, spécialisée dans les soins palliatifs ; une maison d’Église, l’Accueil Marthe et Marie ; et enfin, tout proche, le Centre Hélène-Borel, un foyer d’accueil médicalisé pour personnes en situation de handicap, non confessionnel.
L’Accueil Marthe et Marie est "un lieu catholique à vocation œcuménique". C’est l’Église qui veut aller vers les gens, les rencontrer, les accueillir, les écouter. Parmi ses premiers visiteurs, Mélody (Mélo), Guy, Valentin, Stéphane, Raymond et Gabriel (Gaby), les futurs « six compagnons ». Ils habitent tout près, au Centre Hélène Borel, et l’Accueil Marthe et Marie devient pour ainsi dire leur deuxième maison. L’équipe d’animation les accompagne sur leur chemin de foi : catéchèse, préparation au baptême et à la confirmation.
En tant que responsable de la commission d’art sacré du diocèse de Lille depuis 1999, je suis surtout en relation habituellement avec des prêtres et des membres de leurs équipes d’animation pastorale pour l’aménagement liturgique de leurs églises. En principe, il ne revient pas à une commission d’art sacré de s’engager directement dans une action pastorale particulière. Or, j’ai été invitée à présenter le thème de l’eucharistie dans l’art aux enfants de la catéchèse et à créer avec eux un chemin de croix. La responsable de l’Accueil Marthe et Marie, m’a dit alors qu’une aventure semblable pourrait être tentée avec des personnes en situation de handicap.
2. Création du Chemin de croix. Les six compagnons à l’œuvre
Mélody et Valentin, Stéphane et Guy, Gabriel et Raymond étaient volontaires pour participer à la création d’un chemin de croix. Avec le soutien de leur équipe de bénévoles, ils étaient sûrs d’y parvenir, portés eux-mêmes par leur enthousiasme, leur amitié et leur foi.
Parmi eux, Guy est un artiste autodidacte. Sur la porte de sa chambre, il a accroché un portrait de lui enfant, dessiné à partir d’une photo de classe. Aux murs de sa chambre, d’autres portraits, des animaux et des fleurs de montagnes, des paysages qu’il a dessinés d’après des cartes postales. Sur son étagère, sont alignés des livres d’art. Guy sera donc la main du groupe.
Dès le mois d’avril 2015, je lui montre Le portement de croix, de Jérôme Bosch. C’est une œuvre forte : on y voit Jésus, les yeux clos, résigné, qui avance au milieu d’une foule hurlante où l’on reconnaît ses bourreaux à leurs visages laids et grimaçants, pleins de haine. Guy les appelle « la galerie des affreux » : c’est par là qu’il va commencer son travail, qui durera plus de deux mois.
Puis, pendant encore plusieurs mois, s’inspirant d’un chemin de croix néogothique de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe, signé d’Émile Paris, il dessine les 14 stations sur du papier format A3 (à cause de son handicap, Guy ne peut pas faire des gestes d’une très grande amplitude. Ses dessins seront ensuite agrandis).
J’avais aussi montré à Guy des œuvres d’Ernest Pignon-Ernest. Guy reconnaît aussitôt en lui un maître, et il adopte sa technique du dessin « achevé – inachevé », certaines lignes pouvant rester en suspens ou des visages être à peine esquissés.
Tout ce travail qui dure six mois a demandé à Guy beaucoup de persévérance et de concentration pour donner au visage de Jésus des expressions encore plus fortes que dans les originaux. Jamais son enthousiasme n’a faibli. Autour de lui, les 5 autres compagnons l’ont encouragé de leurs commentaires admiratifs.
En septembre, tous vont pouvoir mettre la main à la pâte. Le temps de peindre est venu. Comment procéder ? Gil Dara de la commission d’art sacré avait décrit la démarche artistique du peintre américain Jackson Pollock qui utilisait la méthode du Drip Painting : au moyen de boîtes percées, la peinture est projetée sur la toile posée au sol. Chacun choisit deux couleurs qui lui plaisent. Les 12 couleurs ainsi sélectionnées serviront à décorer le fond des panneaux sur lesquels seront ensuite apposés les dessins agrandis de Guy. Pour peindre, nous avons besoin non pas tellement de pinceaux, mais du fauteuil roulant de nos compagnons, qui est un peu comme le prolongement de leur corps. Gil Dara avait eu l’idée du procédé : fixer aux roues arrière des bouteilles contenant la peinture, puis rouler sur les panneaux et y tracer un chemin en laissant derrière soi des sillages de couleurs. Cinq après-midi seront consacrées à ce rallye insolite.
La grande salle de l’Accueil Marthe et Marie est encombrée de pots de peinture, de panneaux, de rouleaux de papier. On est dans un véritable atelier. Les six compagnons sont au cœur de l’action. Leurs gestes artistiques sont libres. Si l’un ou l’autre éprouve des difficultés à orienter son fauteuil ou à le faire avancer, nous l’y aidons, mais c’est lui qui nous indique par où passer.
Sur la 15e et dernière station, celle de la résurrection, inspirée de Grünewald, les six compagnons ont roulé aussi, au point de recouvrir presque entièrement le dessin de Guy. Enfin, Raymond prend l’initiative de tracer le mot de la fin : « Jésus avec nous, Dieu pour tous ».
3. Devenir compagnons
« Les six compagnons » : c’est ainsi que Mélody et Valentin, Stéphane et Guy, Gabriel et Raymond se sont eux-mêmes désignés quand il a fallu trouver un titre au DVD qui raconte leur aventure. (à retrouver sur servonslafraternite.net/experiences-partagees/film-un-chemin-de-croix-vers-la-resurrection) Le projet de création du chemin de croix ensemble, a permis de renforcer la dimension spirituelle de leur amitié. En effet, les séances ont été l’occasion de catéchèse sur le thème de la Passion du Christ et de sa résurrection. Nous avions par exemple relu le récit de la Passion par saint Jean. J’avais apporté les instruments de la Passion : une couronne d’épines, de gros clous de charpentier, une éponge, et bien sûr un crucifix. Ils se les passaient, de main en main. Ils les touchaient et les embrassaient parfois, comme s’il s’agissait d’authentiques reliques. Chacun, avec une entière sincérité, pouvait aussi dire combien il comprenait le Christ humilié, bafoué, souffrant, parce qu’il avait lui-même subi des humiliations ou des moqueries à cause de son handicap. Dans la souffrance du Christ, chacun pouvait discerner comme un reflet de sa propre souffrance.
Stéphane avait suggéré aussi que, pour la célébration du chemin de croix, le Vendredi Saint, une grande croix de bois soit portée par les uns et les autres. Raymond qui, seul des 6 compagnons, est encore capable de marcher, aidait chacun à tenir la croix, un peu à la manière de Simon de Cyrène. « On ne s’attendait pas à un travail pareil, dit Stéphane. On ne peut pas croire que c’est nous qui l’avons fait. »
Quant à nous, comment sommes-nous devenus compagnons des « six compagnons » ?
Personnellement, n’ayant jamais travaillé avec des personnes en situation de handicap, j’éprouvais une certaine appréhension, une certaine peur, avant de venir pour la première fois à l’Accueil Marthe et Marie. J’y ai retrouvé les bénévoles, qui m’ont introduite auprès des membres du groupe.
J’ai d’abord beaucoup travaillé avec Guy. Sans avoir jamais vraiment appris, Guy savait dessiner. Et il avait grande envie de progresser. J’ai fait découvrir à Guy des artistes qu’il ne connaissait pas. Nous avons eu des dialogues passionnés sur ce que nous pouvions reprendre à notre compte pour faire avancer notre projet.
Des discussions se sont tenues aussi entre tous les membres du groupe. Par exemple, où placer les dessins de Guy sur les panneaux ? Comment les disposer les uns par rapport aux autres ? Des idées ont été exprimées sur la manière de faire vivre le chemin de croix le jour du Vendredi Saint, notamment avec la proposition de Stéphane de porter une vraie croix avec l’aide de Raymond.
La commission d’art sacré n’était pas arrivée sur place avec un projet clés en mains, tout ficelé. Nous avons consacré beaucoup de temps (et il convient ici de remercier Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Lille, qui nous a laissé développer librement ce projet) à parler, à discuter, à chercher que faire et comment le faire. « C’est nos idées pour le chemin de croix. C’est nous qui créons », dira Stéphane. Nous ne savions pas, en commençant, à quoi le chemin de croix ressemblerait finalement.
Nous n’imaginions pas non plus que ce travail réalisé en commun ferait de nous bien plus que des collaborateurs. Nous avons pris le temps de nous connaître : nos origines, nos familles, nos proches, nos problèmes de santé, nos vacances, nos goûts, etc. Et depuis, ces liens d’amitié se sont maintenus et affirmés. Nous sommes devenus frères et sœurs dans le Christ.
En réalisant le chemin de croix pour la chapelle de la Maison d’accueil Marthe et Marie, nous ne nous sommes pas contentés de faire quelque chose pour les personnes en situation de handicap. Nous n’avons pas non plus simplement fait quelque chose avec eux. Mais, ce sont eux, les « six compagnons » qui ont fait quelque chose pour les autres, tous les autres, valides et handicapés. Ils l’ont parfaitement exprimé : à Marthe et Marie, dans la chapelle, se trouve désormais un chemin de croix qui doit, comme ils l’ont dit, « aider les pèlerins de Marthe et Marie, les enfants, les personnes âgées, les sans-abri, à avoir confiance en Dieu.» En créant leur chemin de croix, ils ont pris leur part de la mission de l’Église. Leur témoignage est précieux, qui nous parle sans détour de Jésus présent (ce sont leurs mots, et ce seront les mots de la fin) : le chemin de croix, « ça change dans notre cœur, on vit avec Jésus. Il est avec nous. Il nous a réconfortés. Jésus sur sa croix : on a l’impression qu’il est à côté de nous. Il nous regarde. Il nous a accompagnés jusqu’à la fin. Le chemin de croix, c’est de la mort à la vie. »
Anne da Rocha Carneiro Responsable de la Commission Diocésaine d’Art Sacré de Lille
Retrouvez le film "Les 6 compagnons sur les pas de Jésus" sur le site de Servons la fraternité ici.
Retrouvez ci-dessous en pièce-jointe le texte complet en version pdf.
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