Colloque 2018 : Intervention de Jean-François Ploquin
Colloque de la Fondation Jean Rodhain
26 - 28 janvier 2018
Hospitalité et identités fragilisées
Approche historique et juridique
Jean-François Ploquin, directeur du Forum des réfugiés de Lyon
Parler d’une nation qui accueille, c’est supposer que la communauté nationale, dans sa diversité socio-économique, politique, culturelle, religieuse et philosophique comme dans la variété de ses territoires, s’inscrirait dans un mouvement durable et organisé d’accueil de l’étranger, du migrant, du réfugié. Comme chacun sait, une telle convergence n’existe pas, si bien qu’il faut plutôt s’intéresser aux parties du corps social : organisations de la société civile, corps intermédiaires, personnalités, élus, pouvoirs locaux, autorités de l’État…
Des circonstances particulières, cependant, peuvent cristalliser une émotion collective. Ce fut le cas en septembre 2015, après la diffusion de l’image du corps d’un tout jeune enfant syrien, retrouvé sur une plage de la mer Égée. Le sujet d’alors, c’était les centaines de milliers d’exilés ayant franchi la Méditerranée, majoritairement pour arriver en Grèce, traverser les Balkans et parvenir dans les pays européens les plus prospères, en particulier l’Allemagne.
Il avait fallu des mois à l’Union européenne et à ses États membres, après la multiplication des naufrages en mer au printemps 2015, pour adopter au cours de l’été deux programmes. Le premier, modeste et qui a été mis en œuvre, exprimait une solidarité avec les pays de premier accueil des réfugiés syriens, en réinstallant 26.000 de ceux-ci selon un système de répartition entre États membres de l’UE. Le second, aux objectifs plus ambitieux mais très partiellement atteints, voulait « relocaliser » plus de 100.000 demandeurs d’asile depuis des centres situés en Grèce et en Italie, afin d’aider ces deux pays exposés au grand nombre des arrivées de par leur situation géographique (850.000 arrivées en Grèce en 2015, 150.000 en Italie), alors que le règlement européen Dublin fait de l’État d’arrivée le pays en charge de l’examen de la demande d’asile.
Ce détour par l’Europe illustre le fait qu’en matière de migration et d’asile, un pays comme la France voit son champ d’action articulé à celui de l’Union européenne, à la fois ensemble d’institutions et somme de 28 États membres que la géographie, l’histoire et les enjeux de politique intérieure font agir d’une manière non unifiée. Les machines juridico-administratives européenne et française sont, par leurs forces d’inertie cumulées, d’extraordinaires amortisseurs de ce qu’un désir d’agir généré par l’émotion peut vouloir engager. Entre une annonce politique, fût-elle exprimée au plus haut niveau, et sa traduction dans les faits, il se passe rarement moins d’un an. Le maître du temps est la Loi de finances, qui fixe les budgets affectés missions et aux actions. Il s’ensuit une distorsion temporelle entre la communication gouvernementale et l’engagement des crédits qui permettent d’engager l’action localement.
En septembre 2015, de nombreux élus locaux marquèrent leur engagement à accueillir ceux que, dans les ‘éléments de langage’ de la communication politique comme dans les salles de rédaction, on a commencé alors à appeler « migrants », par un tour de passe-passe sémantique permettant de passer de l’obligation d’accueillir les réfugiés en application du principe de non refoulement, à la gestion embarrassée de masses humaines en déplacement. Des réunions se tinrent dans les départements à l’initiative des préfets. On expliqua que l’organisation de l’accueil des demandeurs d’asile relocalisés et des réfugiés réinstallés prendrait du temps. Survint le démantèlement de campements à Calais et l’ouverture précipitée des premiers centres d’accueil et d’orientation (CAO). L’embrouillamini causé par l’entrechoquement des publics et des dispositifs produisit un mouvement de rétractation de nombre d’élus, certains considérant qu’on les avait trompés, d’autres se trouvant dépités que la dynamique d’accueil qu’ils portaient ne trouvât pas à s’exprimer. Puis ce fut le choc des attentats du 13 novembre, suivis de l’expression d’amalgames nocifs, et la dynamique collective surgie deux mois plus tôt se trouva amoindrie.
Cette séquence porterait au découragement si à l’inverse on n’avait pas vu la « société civile » s’organiser et les initiatives se multiplier, de manière plus ou moins organisée : l’ambition « une paroisse, une famille de réfugiés » s’ajouta par exemple à l’action engagée depuis des années par le réseau Welcome du Jesuit Refugee Service ou à la dynamique récemment lancée par l’association Singa. C’est donc à la base que le mouvement d’empathie de septembre 2015 a trouvé sa traduction la plus forte et, espérons-le, la plus durable. Les milliers d’initiatives d’accueil témoignent d’un potentiel d’accueil de nos villes et de nos villages qui se traduit dans les faits, malgré les difficultés.
La « nation qui accueille » se décline à travers un jeu d’acteurs s’inscrivant chacun dans un champ où il faut négocier avec les contraintes et s’appuyer sur les énergies disponibles. L’ouverture d’un centre d’hébergement voit ainsi interagir quatre acteurs, dont trois sont indispensables et le quatrième nécessaire pour que les choses se passent au mieux. Le premier acteur est l’État et ses services centraux et déconcentrés, dont relèvent la compétence de l’hébergement. Le deuxième est l’élu local : maire, adjoints, conseil municipal. Selon les circonstances il a l’initiative ou il la subit, il engage une stratégie de moyen-long terme ou fait face à l’urgence, il prépare ses administrés, qui sont aussi ses électeurs, ou leur fournit des explications a posteriori. Le troisième acteur est l’opérateur, souvent une association du domaine social ou médico-social dont l’action s’inscrit dans un objet statutaire, un champ réglementaire, un cycle administratif, la gestion des ressources humaines et financières, etc. Il apporte le professionnalisme que requiert l’accompagnement des demandeurs d’asile et des réfugiés, sans prétendre être le tout de l’accueil.
C’est là qu’intervient le quatrième acteur, surtout dans les communes de petite taille : la population du lieu. Son pouvoir d’agir s’exprime dans le tissu associatif, l’engagement citoyen, la force d’interpellation, les actes individuels, l’apport du bénévolat. Dans l’articulation entre l’initiative bénévole et le travail professionnel s’exprime la posture globale de l’accueil, au croisement du spontané et de l’administré, du gratuit et du financé, du durable et du temporaire. Sans les initiatives de personnes qui s’engagent dans l’accueil, notre société assignerait celui-ci à des spécialistes, en un fâcheux rétrécissement. À l’inverse, la complexité du droit et des parcours d’accès aux droits, au logement, à la formation et à l’emploi, mais aussi les enjeux de santé physique et mentale, sont tels, que ces initiatives ne peuvent, au risque de porter préjudice aux personnes accueillies, faire l’économie de la mise en relation avec les acteurs spécialisés.
En matière de droit d’asile se superposent trois sources : le droit international, le droit européen et le droit français. La Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 comporte un article 14 qui précise que « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l'asile en d'autres pays ». La Convention de Genève du 28 juillet 1951 stipule que " le terme de réfugié s'applique à toute personne craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ". Limité à l’Europe, le champ d’application de la Convention a été élargi au monde entier en 1967 par le protocole de Bellagio. Si cette définition n’a pas varié depuis lors, son interprétation a sensiblement évolué en France, notamment sur la manière e comprendre la notion de « groupe social ».
Le droit européen de l’asile repose sur trois directives et deux règlements qui constituent le Régime d’asile européen commun, lequel doit connaître une nouvelle révision d’ici à la fin de la présidence bulgare, fin juin 2018. La directive dite « qualification » intègre la définition de la Convention de Genève, qui repose sur la notion de persécution, et les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, qui stipulent que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. » Il en découle deux types de protection, conventionnelle ou subsidiaire, dont les effets ne sont pas de même portée en termes de droits. La protection subsidiaire répond aux menaces que sont la peine de mort ou une exécution ; la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; pour des civils, une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d'une violence aveugle résultant d'une situation de conflit armé.
Un troisième type de protection existe dans le droit français : l’asile constitutionnel, libellé ainsi dans le préambule de la Constitution de 1946, repris dans celle de 1958 : « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d'asile sur les territoires de la République ». Dans la pratique, l’asile constitutionnel est intégré à l’asile conventionnel. Pour être complet, il faut encore mentionner la protection au titre de l’apatridie, selon les termes de la Convention de New-York du 28 septembre 1954 qui précise que " le terme d'apatride s'appliquera à toute personne qu'aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation ".
Ce droit de l’asile (droit objectif), qui régit les modalités d’accès à la protection de ceux qui invoquent un droit à l’asile (droit subjectif), constitue ainsi, au regard du droit commun des étrangers, une sorte de droit dans le droit, ce que marque le nom même du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). D’une certaine manière, le droit d’asile est un droit d’exception. Ainsi, sur le fondement de la Convention de Genève, on ne peut opposer à une personne qui demande l’asile l’irrégularité de son entrée sur le territoire, ni la refouler sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée.
Le système d’asile inclut d’une part une procédure ad hoc de détermination de la qualité de réfugié par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et par la Cour nationale du droit d’asile, d’autre part des conditions matérielles d’accueil dont l’organisation est confiée à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Le dépôt d’une demande d’asile ouvre droit, le temps de la procédure, à un hébergement accompagné, à une allocation de subsistance et à la couverture maladie. L’obtention de la qualité de réfugié donne accès à des droits spécifiques : carte de résident renouvelable de plein droit, rapprochement de famille facilité, accès aux droits sociaux, au logement, à l’emploi et à la formation professionnelle, accès à la naturalisation au bout de cinq ans.
La non opposabilité de l’entrée irrégulière fait de la procédure d’asile, de facto, le seul canal administratif alternatif à une entrée légale via l’obtention d’un visa. Pour cette raison, elle est aussi sollicitée par des personnes dont le projet migratoire n’est pas motivé par un besoin de protection internationale en raison de risques liés à la persécution, la peine de mort, la torture ou la guerre. Les autres motivations peuvent au demeurant être très puissantes, comme l’accès aux soins de santé, la scolarisation des enfants, la recherche de meilleures conditions de vie ou la fuite de systèmes politiques rongés par la corruption ou par les défaillances de l’état de droit.
Pour ces personnes, le rejet définitif de la demande d’asile marque le retour au droit commun des étrangers, si bien que l’administration leur oppose leur entrée irrégulière et leur notifie l’obligation de quitter le territoire. Le retour dans le pays d’origine est alors la seule option légale, dès lors qu’il n’existe pas d’autres motifs d’obtention d’un titre de séjour, notamment sur le fondement de l’état de santé ou de la vie privée et familiale. C’est la très difficile question des personnes déboutées de l’asile qui, dès lors qu’elles se maintiennent sur le territoire, vivent dans une zone grise.
Cela rencontre une discussion difficile entre d’une part ce qui relève de l’exercice d’un droit humain fondamental, celui d’émigrer (Cf. Art. 13 alinéa 2 de la DUDH : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays »), et d’autre part le fait que tout projet migratoire, qu’il soit volontaire et réfléchi, ou subi et improvisé, rencontre à l’arrivée une communauté nationale, un contrat social, un droit et des institutions pour le faire respecter. Ce « droit à » (émigrer) rencontre donc un « devoir de » respecter les règles de droit que s’est donnée la communauté politique qu’il souhaite rejoindre. On rejoint peut-être là une facette de la question de l’identité, versus hospitalité. Pour que l’hôte ne soit pas perçu comme hostile (Cf. l’étymologie commune), les modalités de son arrivée au sein de la communauté nationale ne sont pas le moindre enjeu.
La production du droit des étrangers échappe moins que toute autre à la frénésie législative, si bien que l’ordonnance de 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers a connu de nombreuses évolutions, que ce soit dans le sens d’un durcissement ou d’un assouplissement : après que le droit eut favorisé l’appel à la main d’œuvre étrangère, l’immigration de travail est suspendue en 1974. Les lois successives ont porté sur le regroupement familial, sur la création d’une carte de résident (dix ans), sur l’aide au retour, sur le contrôle juridictionnel des mesures d’éloignement, etc.
En matière d’asile, la dernière loi a été publiée en juillet 2015, avec prise d’effet en novembre et mise en œuvre pleinement effective en 2016, si bien que lorsqu’en 2017 le nouvel exécutif annonce une nouvelle loi sur l’asile, la précédente n’a pas encore produit tous ses effets. Au demeurant, le droit d’asile est relativement sanctuarisé, en raison d’un consensus assez large sur la nécessité de protéger ceux qui fuient la guerre et la persécution, mais aussi des fortes contraintes qu’exercent le droit international et le droit européen. C’est pourquoi les enjeux de plaidoyer se sont en partie déplacés vers les institutions de l’Union européenne.
Pour nos associations, le rapport au droit tiendra toujours dans un quadruple mouvement : faire appliquer le droit – c’est ce qui fait l’état de droit, tandis que la non application du droit désagrège le consensus républicain ; médiatiser le rapport au droit dans l’accompagnement de ceux qui viennent d’horizons juridico-administratifs différents ; faire évoluer le droit pour qu’il soit plus protecteur et respectueux de la dignité des personnes ; résister à des évolutions qui affaiblissent les droits fondamentaux et portent atteinte à la dignité des personnes.
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