Colloque 2018 : Intervention de Véronique Albanel
Colloque de la Fondation Jean Rodhain
26 - 28 janvier 2018
Hospitalité et identités fragilisées
Hospitalité et identités fragilisées : L’hospitalité, chemin de vie et d’espérance
« Car l’identité est plurielle, elle n’est pas citadelle ou tranchée »
Mahmoud Darwich, Qui suis-je sans exil ?
La question des réfugiés et des migrants est le défi majeur qui se pose à nous aujourd’hui. C’est un défi politique durable et c’est un « signe des temps », pour les chrétiens, à interpréter à la lumière de l’Évangile. Car, la manière dont nous traitons l’étranger est l’indicateur de la manière dont nous traitons les autres, l’indicateur de notre propre humanité.
Je retiendrai deux options :
- Changer de points de vue : il est impossible pour moi d’avancer sur ce chemin de vie et d’espérance, en aveugle, c’est-à-dire sans honorer la réalité et la complexité du débat ; impossible d’agir sans avoir examiné la légitimité des points de vue en présence. Car comment agir sans comprendre les obstacles, les tensions qui s’expriment et le défi qui nous est posé ? Entre l’enfermement idéaliste du militant et le réalisme figé de l’État, je veux croire qu’il y a une troisième voie qui préserve l’humanité, le dialogue et le vivre ensemble.
Changer de point de vue, c’est l’exercice qui a été proposé par JRS jeunes, à Paris, lors d’un café-débat sur l’intégration, en octobre dernier : il était demandé aux réfugiés de « se mettre dans la peau » des Français et aux Français se mettre dans la peau des réfugié. Confronter les points de vue me paraît indispensable même si on est forcé à un moment de réaliser que les positions sont irréconciliables et que le compromis est devenu impossible.
- Agir avec les autres : pour avancer sur ce chemin, il faut être à plusieurs. Le réseau de personnes ou d’associations permet d’assumer, mieux et dans la durée, les responsabilités. Mais, ce chemin n’évite ni la tension ni l’écartèlement. Les raidissements de principe, les murs inutiles et les postures idéologiques, en tout cas, n’y ont pas leur place.
Le chemin que je propose est donc un chemin de discernement permanent et inconfortable, sans prétention ni certitudes, qui sait que les critères ne sont ni le succès ni l’échec, mais la vie et l’espérance ; et que le chemin d’humanité est toujours à réinventer, humblement.
- Aperçu historique
1) L’hospitalité est une loi fondamentale de l’humanité : Antigone en est la plus belle figure, puisqu’elle brave l’interdit légal et politique pour assurer une sépulture à son frère. En d’autres termes, elle préfère mourir plutôt que de renoncer à cette hospitalité ultime. Le film hongrois, Le fils de Saul (2015), raconte ce même choix, à Auschwitz, en 1944.
Mais l’histoire de l’hospitalité commence bien avant Antigone, avant l’édification des cités grecques protégées par des lois et des frontières. Elle remonte aux débuts de l’humanité nomade. Abraham en est un exemple illustre lorsqu’il accueille trois voyageurs sous le chêne de Mambré. Il leur lave les pieds, les nourrit, leur permet de se reposer.
Avant la politique, avant la loi et avant l’éthique, il existe donc une loi du coeur, une loi de survie humaine dans le désert.
2) L’étymologie nous enseigne que l’hospitalité et l’hostilité sont inséparables
Le mot hôte provient du mot latin hostis. De manière étrange, il désigne à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. René Scherrer résume cela joliment : « Seul le contexte décide : l’hôte reçoit l’hôte qui est accueilli par son hôte ».
Émile Benveniste précise qu’à l’origine, « un hostis n’est pas un étranger en général […] on lui reconnaît des droits égaux à ceux des citoyens ». Il affirme aussi que l’hospitalité n’est pas un geste individuel mais un « fait social », une « institution ».
L’hospitalité n’est donc ni un don ni un sentiment. C’est une sorte de contrat mutuel, garanti par des liens de réciprocité.
3) Le retournement de l’hospitalité en hostilité
Au Ve siècle av. J-C, on assiste à un curieux retournement : avec l’émergence de la cité et des lois, le dieu grec qui se trouvait « originellement du côté de l’étranger, passe du côté de l’hôte accueillant dans son temple et sa cité ». C’est alors que l’hospitalité se retourne en hostilité et ce retournement s’achève lors de l’avènement des nations :
« Quand l’ancienne société devient nation, les relations d’homme à homme, de clan à clan, s’abolissent ; seule subsiste la distinction de ce qui est intérieur ou extérieur à la cité […] le mot hostis prend une acceptation "hostile" et désormais ne s’applique qu’à l’"ennemi"».
La responsabilité des États-nations dans ce retournement est déterminante. Car la citoyenneté s’érige à partir d’une langue généralement commune, d’un territoire aux frontières délimitées et d’un peuplement homogène. Elle se construit dans une relation dedans/dehors, par opposition aux étrangers. Les droits de l’homme sont en réalité ceux des nationaux.
II - Notre contexte : le repli identitaire, une réalité, pas une fatalité
1) Le repli identitaire
Face à la violence, au terrorisme, au chômage, et à l’« insécurité culturelle », le repli identitaire est légitime. C’est la pente naturelle d’une existence fragilisée, inquiète de l’avenir, en un mot d’une identité malheureuse qui peut devenir haineuse. La journaliste allemande, Carolin Emcke montre, dans son livre Contre la haine, cet enchaînement de la haine, à l’égard des migrants en particulier, avec la tolérance complice de ceux qui laissent faire et dire, servant ainsi de « caisse de résonance ».
Nos identités sont blessées. Elles sont aussi versatiles. Une étincelle suffit pour basculer du côté de la solidarité ou du refus de l’autre. L’exemple du petit Aylan est révélateur : la mort de cet enfant a déclenché une vague de compassion, mais les attentats, trois mois plus tard, ont fait basculer l’opinion en sens inverse.
2) Les « identités civilisationnelles » :
L’expression est de Samuel Huntington. Sa thèse est simple : après le paradigme de la guerre froide, le « paradigme civilisationnel » est la grille de lecture qui permet de comprendre le monde, la civilisation indiquant notre identité culturelle et religieuse. Or, les États nationaux traversent une crise d’identité :
« Presque partout on s’interroge : "qui sommes-nous ?" […] Face à cette crise d’identité, ce qui compte, ce sont les croyances, la foi et la famille. On se rallie à tous ceux qui ont des ancêtres, une religion, une langue, des valeurs et des institutions similaires, et on prend des distances vis-à-vis de ceux qui en ont des différents ».
Huntington qualifie ce processus d’ « alliances civilisationnelles » enracinées dans la religion et destinées à se protégerface à l’inconnu. Car, selon lui, l’identité se définit presque toujours dans le conflit :
« Haïr fait partie de l’humanité de l’homme. Pour nous définir et nous mobiliser, nous avons besoin d’ennemis : des concurrents en affaires, des rivaux dans notre carrière, des opposants en politique. Nous nous méfions de ceux qui sont différents et nous les considérons comme des menaces ».
3) J’opposerai à cette analyse une alternative : « la culture de la rencontre » qui, loin de s’effrayer de la différence, ne fait que s’en réjouir, s’en enrichir. Le conflit entre civilisations peut être évité, non pas comme nous y invite Huntington en étant de plus en plus homogène autour d’une même culture, d’une même religion, mais en apprivoisant nos différences et en aimant nos métissage. ne somme pas condamnés à choisir entre des identités fermées ou décomplexées et la tolérance permissive peu assurée de ses valeurs. En réalité, l’hospitalité n’a rien à voir avec le relativisme moral.
Nos identités sont fragiles comme nos existence, mais la plus grande menace vient-elle de la rencontre, toujours imprévisible mais source de vie, ou de l’enfermement mortifère dans nos citadelles assiégées, dans nos peurs et nos insécurités ?
La réponse à cette question est loin d’être simple, car nous ne pouvons respirer et vivre sans un minimum de sécurité. Je résumerai ce chemin de crête en citant Paul Tillich, dans son livre Le courage d’être : « Le penchant naturel vers la sécurité (…) est biologiquement nécessaire, mais il devient un facteur de destruction biologique, s’il nous fait éviter tout risque d’insécurité ». On peut donc choisir de vivre dans l’ouverture plutôt que dans le repli identitaire, consentir à l’insécurité culturelle voire conflictuelle, au nom d’un principe supérieur d’humanité sans lequel l’existence humaine perd tout son sens et sa saveur ; et cette valeur supérieure, c’est l’ouverture du cœur, l’hospitalité.
III - L’hospitalité ici et maintenant : apprendre à goûter la pluralité et à assumer la conflictualité
1) Un point de vue chrétien
Si l’on se réfère à l’Évangile et à la doctrine sociale de l’Église, ce point de vue devrait être évident. Rien de tel pourtant : ni la défense de la dignité de toute personne humaine, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, ni l’amour de l’étranger. Le clivage est politique mais aussi sociologique. L’hospitalité suppose donc un « cœur intelligent », capable de discerner ce qui est possible, ce qui est bon pour la personne accueillie, pour la France, pour l’Europe. J’ajouterai que l’avenir de l’Afrique doit aussi être pris en compte dans cette évaluation.
L’ensemble de ces problèmes semble insoluble. Pourtant, si l’on choisit la culture de la rencontre, il est impossible d’abdiquer, impossible de renoncer à faire bouger les lignes, pour se frayer un chemin et franchir les murs imaginaires.
Je reprendrai deux objections souvent entendues :
1) « ils ne sont pas en situation légale »
Même si l’État de droit est l’un de nos biens les plus précieux, sur lequel nous devons veiller sans relâche, il importe de rappeler, à la suite de Mireille Delmas Marty, que « la loi n’a plus tous les droits ». C’est l’humain désormais qui a ou doit avoir le dernier mot. La loi ne saurait aller à l’encontre des droits humains. J’ajouterai que la loi doit répondre aux réalités. Or, nous le savons, certaines distinctions légales sont devenues quasi fictives. La distinction entre réfugiés et migrants économiques, entre vrais et faux migrants, est de moins en moins légitime. Les flux sont mixtes désormais et la catégorie toujours plus nombreuse de migrants humanitaires (climatiques), vient bousculer notre cadre légal déjà ancien. Refuser la rhétorique du soupçon, s’interdire de trier entre bons et prétendus mauvais, me paraît désormais légitime.
2) « Ce sont nos ennemis »
C’est un vieux débat. Faut-il consentir à désigner un ennemi éternel, essentiel ? Ou faut-il reconnaître que nous fabriquons des ennemis imaginaires ? Il me paraît important à ce propos de rappeler la pensée de Carl Schmitt, juriste nazi et catholique. Schmitt fait de la distinction ami/ennemi le critère du politique et il distingue par ailleurs l’ennemi public de l’ennemi privé. L’absence de distinction serait, selon lui, source de dangereux malentendus :
« Le passage bien connu : "Aimez vos ennemis" (Mt 5, 44 ; Lc 6, 27) signifie aimez vos ennemis privés, et non : aimez vos ennemis publics ; il n’y est pas fait allusion à l’ennemi politique. Et dans la lutte millénaire entre le christianisme et l’islam, il ne serait venu à l’idée d’aucun chrétien qu’il fallait […] livrer l’Europe à l’Islam au lieu de la défendre. L’ennemi au sens politique du terme n’implique pas une haine personnelle, et c’est dans la sphère de la vie privée que cela a un sens d’aimer son ennemi. La citation biblique […] ne signifie surtout pas que l’on aimera les ennemis de son peuple et qu’on les soutiendra contre son propre peuple ».
Or, il se trouve que Carl Schmitt se trompe : l’ensemble des exégètes s’accorde à juger cette interprétation irrecevable. Et la vie de Jésus me paraît clairement la démentir (le centurion romain est bien un ennemi politique).
Je terminerai ce premier point de vue chrétien, en insistant sur nos limites.
- Une limite personnelle tout d’abord : cette limite ne saurait être dictée par la peur. Je pense plutôt au burn out et je me bornerai à citer Maurice Joyeux, directeur de JRS Grèce : « le burn out n’exprime pas seulement la fatigue, mais aussi la marque partagée des blessures des personnes que l’on prétend rejoindre, ou dont on se laisse toucher ».
- Il existe également une limite ecclésiale : les divisions ecclésiales sont une évidence ; et il me paraît souhaitable de ne pas les nourrir. Tout le monde n’est pas appelé à accueillir un migrant chez soi. Il existe d’autres formes d’hospitalité.
Je crois que Jacques Maritain nous éclaire en distinguant deux types d’action : l’« agir en chrétien » et l’« agir en tant que chrétien ». Ce sont deux activités distinctes sans être séparées Cette distinction est libératrice parce qu’elle encourage les initiatives profanes dans le domaine social et politique, et valorise la diversité, de règle en politique. Lorsque j’agis « en chrétien », j’agis en tant que citoyen, alors que si j’agis « en tant que chrétien », j’engage la responsabilité de l’Église et sa vocation à servir l’unité. D’un côté la diversité et même la division, de l’autre « l’union doit être le mot d’ordre ».
- Un point de vue citoyen et associatif :
Il faudrait prendre le temps de saluer le dévouement impressionnant des associations, les initiatives locales à l’égard des migrants, le sens de la solidarité, de la responsabilité et l’inventivité. Faute de temps, je me bornerai à évoquer la question de l’hospitalité inconditionnelle. Les associations défendent l’accueil inconditionnel de toute détresse, conformément à la loi. Deux logiques irréconciliables s’affrontent : d’un côté une logique comptable de flux, confrontée à la saturation du dispositif d’hébergement, de l’autre une logique d’accompagnement humain dans la durée. Comment restaurer la confiance, le lien à la vie, à l’humanité, si des îlots d’hospitalité inconditionnelle ne sont pas préservés ? L’approche humanitaire seule peut restaurer l’humanité blessée, si on lui en laisse le temps.
Frayer un chemin de vie et d’espérance dans un contexte de forte tension est loin d’être simple ; et l’impuissance devant tant de tragédies humaines à nos portes peut nourrir le découragement voire la désespérance.
Mais il faut reconnaître ses limites. Pour notre propre association, qui est petite, pour nos familles qu’il faut accompagner, pour nos bénévoles sur lesquels il faut veiller, en leur apprenant à dire non. Je crois que l’image du colibri de Pierre Rabhi, qui tente malgré tout de faire sa part, nous aide à vivre cet écartèlement, cette « intranquillité ».
Conclusion : Faire de l’étranger un ami et non un ennemi, telle pourrait être la conclusion de ce parcours. J’ajouterai un rêve et une réalité :
« Je rêve d’une Europe jeune, capable d’être encore mère : une mère qui ait de la vie, parce qu’elle respecte la vie et offre l’espérance de vie (…). Je rêve d’une Europe où être migrant ne soit pas un délit mais plutôt une invitation à un plus grand engagement dans la dignité de l’être humain tout entier ».
« Mais ces citoyennes et citoyens engagés, jeunes et vieux, toutes ces familles qui ont accueilli des réfugiés chez elles, ces policiers et pompiers qui ont accepté des vacations supplémentaires, tous ceux qui ont offert du temps, de la nourriture ou de l’espace – tous, ils ont passés outre les conventions sociales et les règles bureaucratiques (…). Ils ont rempli les nombreux vides laissés par le pouvoir politique (…). Cela n’a pas été – et cela n’est pas – toujours simple. Cela demande du temps, mais aussi de la force et du courage. Car si chaque rencontre avec des réfugiés offre la possibilité d’une découverte qui rend heureux et enrichit la vie, chaque rencontre peut aussi dévoiler quelque chose que l’on ne comprend pas, qui rebute ou perturbe ».
Vous l’aurez compris ce passage du rêve à la réalité, ce chemin de vie et d’espérance n’a rien d’évident et pourtant nombreux sont ceux qui se mobilisent. Parce que l’hospitalité a du sens et de la saveur, et parce que la joie est au rendez-vous.
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