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L’Église catholique est-elle anticapitaliste ? Notes philosophiques par Riccardo Rezzesi (doctorant UCLy)

06 février 2020
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L’Église catholique est-elle anticapitaliste ?

     Notes philosophiques par Riccardo Rezzesi (doctorant UCLy)

 

L’Église à la rencontre du capitalisme : conflit ouvert, tension implicite, ou est-il possible (et souhaitable) de « colmater la brèche » ? Dit autrement, l’Église est-elle par essence anticapitaliste, ou bien la pensée catholique peut « passer un accord » avec le capitalisme ? Depuis que Léon XIII a rédigé et publié son encyclique Rerum novarum (15 mai 1891), considérée comme le texte fondateur de la doctrine sociale (moderne), ces questions sont posées, soulevées par nombreux croyants et plusieurs spécialistes. Et la réponse n’est pas aussi facile à trouver. Jacques-Benoît Rauscher nous invite à prendre au sérieux cette question, et pour cause ! Notre monde est un monde sécularisé, « désenchanté », de plus en plus « machinal », où le capitalisme semble dominer pas seulement notre existence matérielle, mais aussi notre vie spirituelle ; il ne se contente pas de transformer le monde à l’aide de la technique (Cf. l’œuvre de E. Severino), il a aussi l’ambition de façonner la « conscience » de notre époque. La foi du chrétien peut-elle inspirer de (nouveaux) modèles en économie et de (nouvelles) actions en politique, afin qu’on puisse repenser le capitalisme, ou bien penser une alternative ? Quelles sont-elles les pistes – s’il y en a – que la pensée sociale catholique nous invite à explorer ?

La pensée chrétienne peut guider nos pas dans un monde hégémonisé par le capitalisme, telle est la conviction promue par Jacques-Benoît Rauscher, prêtre dominicain et docteur en sociologie (qui travaille à l’université de Fribourg, Suisse). Et c’est précisément ce que fait l’auteur dans son ouvrage (L’Église catholique est-elle anticapitaliste ?), en s’acheminant à travers les textes qui ont marqué les étapes – et le « mouvement » – de ce qu’on appelle (à partir de Pie XI et de son encyclique Quadragesimo Anno,1931), la doctrine sociale de l’Église catholique (ou DSE).

 

Comment l’Église lit le capitalisme ? Comment l’Église se penche sur le capitalisme comme « système » et sur le capitalisme comme « éthos » ?

Il n’y pas une posture, mais des postures de la pensée sociale catholique à l’égard du capitalisme ; les encycliques (et les textes pontificaux) opèrent une synthèse entre les différents regards portés par les catholiques sur l’esprit, sur l’éthos et sur les institutions du monde capitaliste. L’Église fait œuvre de conciliation et de médiation, mais les différentes sensibilités résistent, se développent, étant susceptibles de nouvelles élaborations. Cette pluralité affectant la pensée sociale catholique contribue à rendre peu discutée, peu « lisible » (voire « illisible »), la position – ou pour mieux dire, les positions – du magistère catholique en matière d’économie. Toute une autre histoire, nous rappelle le père Rauscher, c’est l’attitude de l’Église dans d’autres domaines, comme la bioéthique et la morale sexuelle, où la voix du magistère se lève d’une manière claire, univoque, en générant vifs débats, réponses et (parfois) affrontements. D’après « de spécialistes de la pensée sociale catholique – pour prendre un exemple, Calvez (Les Silences de la doctrine sociale catholique, 1999) –, les textes de l’Église peinent non seulement à se pencher sur les systèmes économiques, mais plus précisément sur le capitalisme » (p. 12).

On est face d’un malentendu et d’un paradoxe :

  • Le malentendu repose sur la lecture réductrice que certains spécialistes font du capitalisme, n’étant qu’un système (ou un régime) « quasi hégémonique dans le monde contemporain ». Le capitalisme présente aussi une dimension « morale » (Luigino Bruni en souligne la nature sacrée/religieuse, Il capitalismo e il sacro, 2019), se fondant sur un ensemble des « motifs éthiques bien particuliers » ; des motivations « cachées » qu’il faut analyser pour approfondir la portée de la sécularisation au cœur de nos sociétés occidentales.
  • Le paradoxe est mis en lumière par la méconnaissance que le monde contemporain réserve aux « propos ecclésiaux sur le capitalisme ». Qu’une institution se voulant « universelle » (et porteuse d’un message moral) n’ait pas un impact sur le débat autour du capitalisme, révèle la fragilité du lien entre le magistère catholique et le monde contemporain (p. 12). Pour Rauscher, bien que le pape François n’arrête pas de revendiquer l’impossibilité d’avoir « confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché » (Evangelii gaudium, 24 novembre 2013, § 204), la position de l’Église à l’encontre du capitalisme demeure « peu lisible », très peu reconnaissable. Le paradoxe est encore là, devant nos yeux : quelle conduite doit tenir le(s) catholique(s) dans un monde capitaliste ? C’est à cette question qu’il faut trouver une réponse. 

Ce que Rauscher nous propose est de revenir en arrière, de parcourir les textes pontificaux, de prendre en compte les différents courants de la pensée sociale catholique, de ré-actualiser anciennes routes (l’Aquinate et sa doctrine économico-politique, comme on le verra) en sorte que nouveaux chemins puissent être frayés. Pour donner plus de lisibilité à la position catholique face au capitalisme, il faut d’abord comprendre les raisons de son illisibilité. Et pour faire cela, l’auteur fait appel à une méthodologie (à une « une orientation récente de la sociologie du catholicisme »), s’appuyant sur l’analyse de l’institution (l’Église, en l’occurrence) pour en tester le degré d’adaptabilité vis-à-vis du monde contemporain, étant agité par la sécularisation et dominé par logique marchande (p. 11).

En phase avec cette (nouvelle) orientation sociologique, on doit se poser – sous un autre jour – la question de la lisibilité (et de l’illisibilité) des propos de l’Église. Il faut qu’on fasse un peu d’histoire, en quête des « définitions » que le magistère catholique donne du capitalisme. Pour un certain nombre de spécialistes, cette lisibilité problématique est due au manque de caractérisation ; pour le dire en d’autres termes : l’Église n’a jamais fait du capitalisme un objet spécifique de sa doctrine, nous offrant ainsi une définition aux contours flous, imprécis, indéfinis.

Se plongeant dans la lecture de Rerum Novarum, on s’aperçoit que « le capitalisme n’est pas désigné par l’Encyclique » ; il s’agirait d’un texte complexe, étant marqué par une grande ambivalence. Que Léon XII ait eu une certaine « bienveillance » à l’endroit du capitalisme ? C’est cette thèse que Rauscher soumet au lecteur, la soutenant et la défendant avec force. Léon XII, nous dit l’auteur, ne cite même pas le terme « industrialisation », se limitant à faire référence à la condition ouvrière. Le Pape prône la réglementation de corps intermédiaires, des corporations professionnelles d’ouvriers et de patrons, ayant come tache sociale la pacification des luttes entre les riches et les pauvres. L’adversaire à battre n’est pas le capitalisme, mais plutôt le marxisme ; ce n’est pas Smith (ou Mill) et les libéraux, mais Marx et les marxistes, ces derniers sont la cible polémique du Pape. C’est à la pensée marxienne que Léon XII s’oppose, voulant conjurer la haine sociale qui découlent d’un modèle comme celui promu par Marx et par ses disciples. Contre Marx et le marxisme, bienveillant avec le capitalisme, tel est portrait de Léon XII esquissé par Rauscher : la défense (dévouée) de la propriété privée – qu’on trouve dans les pages de Rerum Novarum – s’inscrit (harmonieusement) dans cette démarche favorable à l’endroit du capitalisme.

De Léon XII a Pie Xi, de l’ambivalence « au pluriel » : c’est ce basculement qui s’avère entre Rerum Novarum et Quadragesimo anno (1931), poussé par l’industrialisation progressive de l’Occident. Le capitalisme était en train de transformer en profondeur notre monde (et nos vies), scellant une alliance avec la puissance impérieuse de la technique. Pie XI comprend les avantages et les risques, les opportunités et les inconvénients qui caractérisent ce tournant historique de l’humanité ; il saisit la transformation en acte et – pour la première fois – le terme « capitalisme » apparaît dans une encyclique.

Léon XIII était bienveillant, Pie XI souligne la non-univocité du capitalisme ; il n’y a qu’un (seul) capitalisme, mais il y en a (au moins) deux : « un capitalisme recevable et un capitalisme qui ne le serait pas » (p. 25). Ce qui permet la distinction est l’évaluation sociale (e morale) de sa réalisation concrète ; ce qu’il faut condamner n’est pas le capitalisme en soi (en tant que « système économique »), mais ce sont ses abus, ses excès, ses formes radicales. Cela ne signifie pas que le Pape se résigne vis-à-vis de la montée des inégalités, entraînant l’accumulation dans les mains de quelques la plupart de la richesse produite. Au contraire, Pie XI prône une plus équitable (ré)distribution des richesses et des biens.

« Ce traitement au pluriel est promis à un bel avenir dans les textes pontificaux suivants » (p. 26), écrit Rauscher. Jean XXIII se situe dans le sillage de Pie XI, accueillant les propos de son prédécesseur en matière économique : il y un capitalisme recevable, et un capitalisme qui ne l’est pas ; un capitalisme dont les « efforts » soutient la lutte contre la pauvreté et un capitalisme qui a été la source d’inégalités et d’injustices. Le concile Vatican II souscrit à une telle démarche à l’encontre du capitalisme, ainsi que Paul XI dans les pages de Populorum progressio (26 mars 1967). C’est un certain capitalisme qu’il faut réfuter, pas le capitalisme. Ce sont certaines de ses propres déclinaisons qui doivent être dénoncées comme une atteinte à la dignité humaine, pas le capitalisme en tant que « système économique ». Cependant, le regard de Paul VI ne s’arrête pas à la reconnaissance de l’existence (matérielle) de plusieurs capitalismes ; il se heurte aussi contre un aspect essentiel du capitalisme, sans lequel en comprendre la progression (historique) serait impossible : son discours autour de l’homme et de l’ordre social. Accepter sa pluralité, en critiquer les fondements philosophiques (et anthropologiques), telle serait la « devise » de Paul VI devant un monde capitaliste, désenchanté et sécularisé.   

En bref, la légitimation de la nature plurielle du capitalisme reposerait sur deux raisons :

1) la volonté d’exprimer une opposition acharnée au marxisme

2) l’intention de ne pas situer le discours économique de l’Église sur le terrain idéologique.

Quelle proposerait-il donc le magistère ? Rien, au moins au niveau d’un modèle alternatif en économie, ne voulant pas « se compromettre » avec des « thèses préétablies ». Que cette neutralité idéologique de l’Église soit finalisée à la construction d’un espace de dialogue avec un « monde en voie de sécularisation » (P. 28) ?

Il semble difficile d’affirmer que ce « capitalisme recevable » (dont nous parle Rauscher) est celui associé à la tradition libérale des « néoconservateurs américains » (Hayek, Mises, Friedman, etc.). 

L’Église s’est toujours montrée « réservée » vis-à-vis de cette tradition économique, néoclassique ou libérale, soutenant la nécessité d’un régime économique plus juste et plus équitable, e non uniquement libre, en proie – comme le souligne le pape François – aux « forces aveugles » et à la « main invisible » du marché. Si les tenants du libéralisme – d’hier et d’aujourd’hui – insistent sur la liberté absolue du marché (il suffit de penser au principe du laissez-faire), l’Église a toujours postulé l’urgence de prononcer un autre mot : justice ! Pas de liberté (possible) sans justice ; pas de justice (sociale) sans charité, sans une particulaire attention portée aux plus pauvres, aux plus démunis, aux « oubliés ». D’ailleurs, que la pensée catholique et la pensée libérale ne cultivent pas la même vision de l’homme, de la Cité, du lien social et de la vie économique, tout cela est bien connu – et depuis toujours. « Pour ne prendre que cet exemple, Friedrich A. Hayek s’est maintes fois désolé du peu d’estime dans lequel l’Église catholique tient le marché libérale et le capitalisme, préférant prôner ce qu’il appelle le mirage de la justice sociale » (p. 10)  

On ne peut pas moraliser la vie économique, nous disent les « libéraux », en soulignant la nécessaire (et radicale) séparation de l’économique d’avec l’éthique, ainsi que l’émancipation de l’économie de la politique et de toute gouvernance extérieure.

Le marché est conçu comme un mécanisme impersonnel visant l’affectation des ressources ; c’est un mécanisme régi par le principe de l’échange des équivalents et capable de s’autoréguler, de se gouverner lui-même. On pense au mot d’ordre de Ronald Reagan selon lequel « l’État est le problème » ; seul le secteur privé serait créateur de valeur, tandis que l’État ne ferait que déplacer des ressources, en donnant aux uns ce qu’il a pris aux autres sans rien créer du tout.

L’État ne joue aucun rôle sur le plan économique ; il peut intervenir après (pour redistribuer éventuellement la richesse de manière plus équitable), mais pas dans le marché. En d’autres termes, l’État doit « laisser faire » le marché sans y intervenir ; l’économique s’isole, se sépare du politique et de l’éthique (Amartya Sen dénonce cette séparation, et il insiste à plusieurs reprises sur un rapprochement de l’économie et de l’éthique) ; et il gagne ainsi une autonomie autoréférentielle.

La doctrine sociale de l’Église, en revanche, reconnaît la légitimité – et, dans certains cas, la nécessité – de l’intervention étatique pour remédier aux distorsions du marché ; l’État n’est pas le problème, mais (peut être) la solution à l’encontre de la misère causée par les mécanismes marchands. L’autorité publique, aux yeux du magistère, doit financer des investissements dans l’éducation, les infrastructures, l’environnement : tous doivent se voir garantir « un minimum de ressources » (cela évoque la notion de « coûts de l’homme » élaborée par F. Perroux), sans exclure personne.  

Comme le souligne Rauscher, c’est indéniable : « Adam Smith lui-même – père fondateur de la tradition libérale en économie –, dans le livre V de La Richesse des nations, reconnaît que les dépenses liées au transport ou à l’éducation peuvent faire l’objet d’une intervention de la part de l’État ». Mais c’est précisément en lisant l’œuvre économique de Smith qu’on réalise que les disciples (au moins en grande partie) ont trahi la leçon du maître. De quelle manière ? Le mainstream libéral nous renvoie une version « amputée » de l’œuvre smithienne, en réduisant ce « professeur de philosophie morale » (à l’Université de Glasgow ; il succéda en 1752 à Francis Hutchenson) et « pionnier de la science économique » au chantre de l’égoïsme universel. C’est le discours sur/autour de l’homme la crête qui sépare la vision du maître et la position de ses (supposés) disciples ; pour le dire en termes encore plus tranchés : Adam Smith prône une anthropologie relationnelle, la théorie économique (aujourd’hui) dominante repose – au contraire – sur une anthropologie utilitariste.

Bien que l’historiographie économique (orthodoxe) veuille nous faire croire que l’anthropologie de Smith se fonde sur l’absolutisation de l’individu et sur la logique du self-interest, l’homme pour Smith est un être « sympathique » ; c’est-à-dire son anthropologie repose sur la sympathy, sur la catégorie du fellow-feeling, à savoir l’exigence de la personne de se reconnaître dans les autres. L’être humain est une réalité relationnelle. Adam Smith est (beaucoup) plus proche d’Aristote qu’à Hayek, plus en phase avec le rapprochement de l’éthique et de l’économique (et de la politique) qu’avec la critique massive de la justice sociale.

Se poser la question – avec trop d’insistance – de la recevabilité d’un certain capitalisme, peut cependant nous égarer : l’Église nous offre une doctrine ayant une valeur permanente, pas un modèle de pensée et/ou de conduite valable hic et nunc. Ainsi, écrit Rauscher, « il ne serait pas juste de se livrer à une interprétation trop influencée par le contexte [historique] » (p. 36). Les enseignements du magistère catholique en matière économique se (re)trouvent ordonnés dans une doctrine cohérente, étant (directement) liés au domaine de la théologie morale ; il s’agit de « principes toujours valables » (la dignité de la personne, le bien commun, la subsidiarité, la solidarité, etc.) qui guident l’élaboration de « jugements contingents ».

La doctrine ne change jamais, ainsi que la théologie (morale) sur laquelle son élaboration repose ; ce qui change sont ses « réponses », ses « conseils », ses « orientations » face à face avec un monde en constant changement. C’est cette dialectique entre éternité et temps, entre principe et jugement qui rend la position de l’Église à l’égard du capitalisme peu lisible. Et c’est cette même dialectique qui complique la définition de la frontière entre un capitalisme recevable et un capitalisme qui ne le serait pas.

Pour Rauscher, cependant, il existe bien un propos unifié, un discours lisible, une attitude claire de l’Église sur le capitalisme ; cette clarté concerne son éthos, son esprit, sa raison – et pas l’organisation matérielle de son système. Mais, pour le trouver, « il faut chausser d’autres lunettes que celles de l’économiste » (p. 38).

Du capitalisme comme système au capitalisme comme éthos, c’est ce saut épistémologique que Rauscher nous invite à faire ; du capitalisme au pluriel au capitalisme au singulier, pour en révéler la conception anthropologique et les fondements philosophiques. Après ce saut, le paysage change : la voix de l’Église est tout d’un coup claire et nette, très « lisible » et marquée par une (manifeste) cohérence interne. Ce qui – suite aux travaux de Sombart et Weber – a été désigné comme l’« esprit du capitalisme » repose sur des raisons morales qui en légitiment la réalisation concrète : l’amour de l’argent, la glorification de l’enrichissement individuel, la maximisation de son propre gain, ce sont de passions rationnelles ; ce sont aussi le moteur du discours capitaliste sur l’homme, sur la société et sur le bien. Pour examiner cet éthos, il faut ainsi s’interroger sur le paradigme anthropologique qui nourrit l’enracinement (et le déploiement) de l’esprit capitaliste. L’homme capitaliste, c’est l’homme économique. C’est l’homo oeconomicus, une approximation abstraite du comportement humain, une hypothèse de l’économie (néo)classique construite sur la base de la conception de la rationalité en tant que maximisation de l’intérêt individuel égoïste.

Cet homme abstrait, dépourvu de tout mobile éthique ou affectif, vise uniquement la maximisation de son propre intérêt individuel, sous l’impulsion du principe hédonistique (Cf J. Vialatoux et sa philosophie économique), qui repose sur le penchant naturel à obtenir un maximum de plaisir au prix d’un minimum de peine (la morale utilitaire)

L’homme économique est un « homme avare », pour autant qu’il adopte la règle du « Rien pour Rien », pour le dire dans les termes de l’économiste lyonnais F. Perroux. Cette idée d’homme, cet homme séparé (où l’économique se détache de tout souci éthique) « paraît étrangère à l’Ancien Testament comme au Nouveau » (p. 43). Pour ne prendre qu’un exemple, pensons à la méfiance éloquente de Paul de Tarse vis-à-vis de l’amour de l’argent, étant considéré comme « la racine de tous les maux » (I Timothée, VI, 10). Ce qui est condamné n’est pas l’argent en tant que tel, mais son amour immodéré ; ce n’est pas l’argent comme moyen, mais l’argent comme fin en soi qui résulte condamnable. Il s’agit d’une critique sévère qui se déploie sur le terrain spirituel : « ni le fornicateur, ni le débauché, ni le cupide n’ont droit à l’héritage dans le Royaume du Christ et de Dieu » (Éphésiens, V, 5). Ainsi, la cupidité « est explicitement associée à l’idolâtrie », comme le souligne l’auteur. Les règles monastiques – on pense à St Benoît – accueillent et mettent en pratique cet idéal de la vie chrétienne, renouvelant le rapport aux bien matériels : comme remède au désir (illimité) de l’argent, le christianisme propose la pauvreté (en esprit).

D’un côté l’« éthique des évêques », de l’autre l’« éthique des économistes » : entre les deux, s’avère une différence substantielle, une incompatibilité irréductible. Selon l’enquête menée par Rauscher, le magistère catholique se montre très sévère sur le capitalisme comme éthos, tout en demeurant flexible vis-à-vis du capitalisme comme système. Que soit l’articulation problématique de ces deux niveaux d’analyse qui rend la position de l’Église peu lisible en matière économique ?

Comme nous l’avons dit précédemment, le magistère fait œuvre de synthèse et de médiation, alors que la pensée sociale catholique présente différentes sensibilités, plusieurs courants ; Rauscher suggère de les interpeller en quête d’une articulation possible entre système et éthos capitalistes.

« Trois attitudes – écrit-il – peuvent donc caractériser les tentatives de résolution par les catholiques de la tension entre acceptation des structures de l’économie capitaliste et refus de son éthos » (p. 84) :

 

  • Les intransigeants, pour qui ni l’esprit ni les structures capitalistes peuvent être acceptés ; autant l’éthos que le système doivent être ainsi rejetés, étant susceptibles d’une critique massive. Cette attitude marque la démarche des orientations politiques très diverses : proches du marxisme (théologie de la libération), personnalistes (E. Mounier et groupe Esprit), ainsi que partisans de la droite la plus radicale (C. Maurras et l’Action française), y sont représentées. On peut classer parmi la « posture intransigeante » même la perspective de l’économie de communion (ou de l’économie civile) : un refus de l’éthos capitaliste s’accompagne d’une volonté de transformation des structures. Les économistes de cette « école » s’attachent à la promotion « d’une culture de communion et du don » (p. 72), revendiquant la nécessité d’une correction fraternelle du modèle d’entreprise capitaliste. L’un des principaux représentant de l’économie de communion est l’économiste italien Luigino Bruni, qui a consacré une bonne partie de ses travaux scientifiques à l’esprit, ou plutôt aux esprits du capitalisme : un esprit protestant, centré sur l’individu et sur l’intérêt ; un esprit catholique, développant une approche communautaire, fondée sur la gratuité et sur le don. Ce qui est proposé par l’économie de communion (ou civile) est une nouvelle manière de penser l’économie, à la lumière de la leçon d’Antonio Genovesi (philosophe et économiste napolitain du XVIII siècle), d’une lecture morale de la science économique et d’une anthropologie relationnelle.
  • Les réformistes, légitimant certains éléments (structures, entreprise, institutions, etc.) du système capitaliste qui sont « à valoriser », tandis que la réflexion sur l’éthos est reléguée à l’arrière-plan. Le terrain idéologique est ainsi abandonné en faveur d’un discernement purement technique. L’association Économie et humanisme, fondée en 1941 par le dominicain Louis-Joseph Lebret, est « significatif d’un tel type d’attitude », soutien Rauscher (P. 79). Cependant, nous devons reconnaître que jusqu’aux années de la reconstruction l’attitude de Lebret (et de son association) se montre beaucoup plus intransigeante que réformiste, s’intéressant de près à la question de l’éthos capitaliste. Si l’on prend par exemple le « manifeste d’Économie et humanisme » (publié en 1942), on y trouve en même temps une opposition au libéralisme économique (et à l’anthropologie utilitariste qui en est à la base) et la proposition d’une économie spiritualiste et chrétienne. C’est cette « bataille » visant la formalisation d’une nouvelle théorie économique qui est abandonnée depuis la fin de la guerre ; Lebret en effet abandonne la théorie au profit du fait, adoptant une démarche « très empirique » (p. 80).
  • Les conciliateurs, acceptant à la fois le capitalisme comme éthos et comme système, en quête des « points communs » entre l’esprit catholique et l’esprit capitaliste. C’est le développement d’une « théologie du capitalisme démocratique » qui est ici promu, comme dans le cas de la perspective menée, aux États-Unis, par Michael Novak et en Europe par Jean-Yves Naudet. Il y aurait bien un pont à jeter entre le magistère catholique et la tradition libérale ; si Paul VI est considéré trop critique à l’égard du capitalisme, Jean-Paul II est félicité pour son ouverture vers la pensée de Locke et de Smith. Le libre marché est comparé « à une sorte de communion des saints », où l’interdépendance individuelle peut tourner en une (véritable) solidarité personnelle.

 

Quel est donc le résultat du diagnostic de Jacques-Benoît Rauscher sur l’état de la pensée sociale catholique à l’égard du capitalisme ?

La difficile lisibilité du magistère sur le capitalisme repose sur le dialogue complexe que l’Église a entretenu (et entretien) avec la modernité, dont l’éthos et le système capitalistes sont des produits privilégiés. Dit d’une autre manière, l’Église est attirée par la modernité, tout en contestant ses fondements philosophiques ; elle en est attirée, tout en critiquant sa volonté de séparer (totalement) morale, politique et économie : « la difficile lisibilité de la position ecclésiale sur le capitalisme vient de ce travail complexe de la modernité en son sein » (p. 92).

Ce qu’avance Rauscher est de faire un pas en arrière pour en faire un en avant, remontant en arrière pour aller plus loin ; il y a en effet une voie à suivre, pour que l’on puisse dépasser « l’alternative binaire » entre refus de l’éthos et acceptation (partielle) du système : redécouvrir une tradition, réactualiser une approche « d’inspiration aristotélicienne et thomiste » (p. 93), à savoir l’éthique des vertus. Afin d’avancer sur cette voie, il est conseillé ainsi d’enlever les lunettes de l’économiste (moderne) pour chausser celles du philosophe (contemporain car ancien).

Se pencher sérieusement sur un anachronisme pour (re)penser le présent ; réfléchir sur l’œuvre de Thomas d’Aquin en vue d’un avenir différent pour l’Église et pour le monde. Bien que chez l’Aquinate il n’y ait pas une « pensée économique systématisée », Thomas ne traite que de questions métaphysiques ou théologiques ; il s’intéresse aussi à sujets d’ordre économique (à titre d’exemple l’usure), étant en rapport direct avec sa réflexion politique.

Le grand mérite (épistémologique) de la pensée thomiste – reconnu et souligné par Rauscher – est d’avoir élaboré « une approche unifiée », nous permettant de mettre en relation l’éternité et le temps, l’idéal et le réel, la theoria et la praxis, la morale et l’histoire. S’inspirant de l’éthique des vertus (aristotélicienne), écrit Rauscher, cette approche : « ne consiste pas à penser les cas de conscience ou à se focaliser seulement sur le licite et l’illicite, mais à considérer les actes à travers les vertus (c’est moi qui souligne), leurs connexions et le monde ou cadre socio-ecclésial dans lequel ils ont lieu » (p. 94).

La clé de voute de l’édifice morale bâti par Thomas n’est pas la loi ou la situation, mais l’action (prudente), étant évaluée sur la base de sa contribution au bien commun – qui n’est pas le « bien des masses », ou bien la somme des biens individuels (comme pour la morale utilitariste). Le bien de chacun dans le bien de tous, tel est le bien commun aux yeux de Thomas.

La prudence est vertu morale par excellence, la première vertu dans le cadre de la vita activa : « Prudentia est auriga virtutum »[2]. La prudentia s’identifie à la raison pratique, dans la mesure ordonne nos actes, nous permettant de discerner, in particularibus circumstantiis, notre véritable bien ; et de choisir les (bons) moyens de l’accomplir. La prudence permet de situer l’action « dans l’horizon du bien commun » ; on peut dire alors que la morale thomiste – dans le sillage de l’éthique aristotélicienne –  repose sur un souci d’ordre pratique, c’est-à-dire la manière d’agir vertueusement dans une situation concrète. Étant relancée par le débat interne à la philosophie contemporaine, cette « posture éthique » ne vise pas ainsi la nature abstraite de la vertu (en soi), mais – écrit Rauscher – la manière d’agir de l’« homme vertueux inscrit dans l’histoire et le tissu d’une communauté donnée comme étalon susceptible d’évaluer une action » (p. 102).

La pensée sociale catholique peut sortir du dilemme « éthos et/ou système capitalistes ? » à l’aide d’une lecture (renouvelée) de l’œuvre thomiste, telle est l’espoir raisonnable (et raisonnée) qui anime les propos de Jacques-Benoît Rauscher. Il est donc bien possible – par cette « attitude prudente » – jeter un pont entre les principes et la conduite, entre la pureté de l’anthropologie (chrétienne) et l’urgence d’une réflexion (morale) au niveau de l’économie, en faisant face ainsi – pleinement – à la modernité et à sa volonté séparatiste. « En ce sens – écrit Rauscher –, il semble plus qu’heureux de voir l’approche par les vertus citée par de récents documents du pape François [Amoris Laetitia, 19 mars 2016, § 304-306] qui, même s’ils ont été critiqués en interne, constituent un rétablissement bienvenu d’une tradition morale catholique en partie mise sous le boisseau » (p. 111).

La prudentia peut donc vaincre l’illisibilité. Et la vox Ecclesiae (la voix de la Tradition) pourrait faire retentir son message de charité avec une vigueur renouvelée. La question demeure ouverte, mais interpeller le(s) maître(s) de la pensée chrétienne ne peut être qu’un bon point de départ.

 

 

 

 

[1] Summa theologiae, I-II, q. 58, a. 5.

[2] II Sent., d. 41, q. 1, a. 1, ob. 3.

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