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Année de la miséricorde. Alain Thomasset : "La miséricorde nous saisit aux tripes"

23 décembre 2015
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Dans un entretien pour Les Cahiers Croire, Alain Thomasset, vice-président de la Fondation Jean-Rodhain et titulaire de la chaire Jean-Rodhain du Centre Sèvres, éclaire le sens de la miséricorde.

« La miséricorde nous saisit aux tripes »

(Entretien paru dans Les Cahiers Croire, n°303, p.6-9)

La miséricorde, auquel le pape François consacre un Jubilé, est au cœur du message évangélique. Quel est le sens de ce mot ? Quelles responsabilités implique-t-elle dans la vie des chrétiens et de l’Église d’aujourd’hui ? Réponses du jésuite Alain Thomasset.

Entretien avec Alain Thomasset, jésuite, professeur de théologie morale au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris, président de l’Association des théologiens pour l’étude de la morale (ATEM). Auteur du livre Les vertus sociales : justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance (Lessius, 2015).

Les Cahiers croire : Le mot miséricorde est un mot qu’on n’utilise plus guère dans le langage courant. En lançant le jubilé de la miséricorde, le pape François nous invite à redécouvrir le sens de ce mot. Que signifie-t-il ?

Père Alain Thomasset : La miséricorde, c’est se laisser toucher par le malheur de l’autre et agir en conséquence. Rien à voir avec un sentiment vague ou une mièvrerie affective ! La miséricorde nous saisit aux tripes, comme l’indique l’étymologie du mot grec qu’on traduit souvent par compassion. Elle nous bouleverse de l’intérieur. La miséricorde est l’attribut de Dieu par excellence. Elle se manifeste dans ce mouvement perpétuel de Dieu qui vient sauver son peuple, renouer son alliance avec l’homme quand celui-ci l’a rompue par son péché, ses errements, ses trahisons… Elle culmine sur la croix lorsque Jésus Christ prend sur lui par amour la faute et la misère des hommes pour les en libérer. « Jésus-Christ, souligne le pape François dans la bulle d’indiction du jubilé de la miséricorde (§1) est le visage de la miséricorde du Père » : il a compassion des foules et des pauvres, mange avec les pécheurs, guérit les malades, etc. Saint Thomas d’Aquin dit encore que la miséricorde est le signe par excellence de la toute-puissance divine.

Quelle peut être la réponse de l’homme ?

A. T. : Dans les évangiles, le Christ nous dit : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6, 36) ; « Va, et toi aussi, fais de même. » (Lc 10, 37), « Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes, nous pardonnons aussi à tous ceux qui ont des torts envers nous » (Luc 11, 2-4). Ainsi, la vie chrétienne consiste à imiter l’attitude du Christ dans notre vie quotidienne, non pas de façon littérale mais de manière créative — avec « les mêmes sentiments », comme dit saint Paul (Ph 2,5). Cette créativité, c’est aussi l’œuvre de la grâce en nous qui nous donne d’agir selon l’esprit de Jésus, comme le rappelle, par exemple, la prière eucharistique pour les circonstances particulières n°4 : « Ouvre nos yeux à toute détresse, inspire-nous la parole et le geste qui conviennent pour soutenir notre prochain dans la peine ou dans l’épreuve ; donne-nous de le servir avec un cœur sincère selon l’exemple et la parole du Christ lui-même. »

Comment cette miséricorde se traduit-elle dans la pastorale de l’Eglise ?

A. T. : Le pape François a indiqué la direction, dans son interview en 2013 à la revue Études : « La chose dont a le plus besoin l’Église aujourd’hui, disait-il, c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. (…) Nous devons soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste. » Le cardinal Schönborn dit que l’Église doit avoir « le regard du bon berger », c’est-à-dire un regard empreint d’indulgence, de patience, de tendresse.

Durant le synode sur la famille, des évêques redoutaient qu’à trop insister sur la miséricorde, on oublie la justice et la vérité…

A. T. : En effet, l’équilibre n’est pas aisé à trouver... Le laxisme, ce n’est pas de la miséricorde ! Et rappeler uniquement la loi, c’est tomber dans le rigorisme. Le synode propose une autre démarche : celle d’accompagner les gens là où ils en sont. Le mot accompagner revient d’ailleurs une quarantaine de fois dans le rapport final.

Accompagner de quelle manière ?

A. T. : En commençant par rappeler la bonne nouvelle de l’amour miséricordieux de Dieu pour tout homme, puis expliquer en quoi l’Église pense que certains chemins mènent dans l’impasse, et donner des repères, enfin accompagner les personnes au point où elles en sont pour leur permettre de prendre leur propre décision (en renonçant ainsi à la prendre à leur place !). C’est une attitude, un regard qui ne voit pas d’abord dans l’autre un pécheur, quelqu’un qui n’est pas en règle. C’est un regard qui contemple d’abord tout ce qu’il y a de bon et de beau dans sa vie pour l’amener à grandir. « La miséricorde n’est pas contraire à la justice, explique François dans la bulle, mais illustre le comportement de Dieu envers le pécheur, lui offrant une nouvelle possibilité de se repentir, de se convertir et de croire. »

Comment concilier miséricorde et respect de la doctrine et de la discipline de l’Eglise ?

A. T. : En apprenant à reconnaître la spécificité de chacune d’elles : on ne peut pas systématiquement tirer de la Bible une doctrine, ni d’une doctrine une discipline (c’est-à-dire des règles ecclésiastiques). Ce sont différents niveaux. La Bible nous fait connaître Dieu et comment Il est présent à l’histoire des hommes. Elle n’a pas pour but premier de définir des normes de la foi ou de l’action. La doctrine, c’est précisément la réflexion en Église sur ce qui constitue la foi ou les mœurs qui en découlent. C’est le rôle de la tradition théologique et des pasteurs. Elle s’appuie sur l’Écriture pour en proposer une réflexion seconde : une interprétation, toujours à reprendre. La discipline, quant à elle, se situe à un autre niveau qui concerne les règles de droit, notamment au sujet de l’accès aux sacrements. Là encore, il existe un lien avec la tradition et l’Écriture, mais le droit a également sa logique propre.

Prenons l’exemple du mariage chrétien pour comprendre comment s’articulent ces trois niveaux…

A. T. : Bien sûr ! Le mariage chrétien, c’est l’alliance d’un homme et d’une femme signifiée dans un sacrement, avec ses quatre dimensions de fidélité, d’indissolubilité, de procréation et d’éducation chrétienne. Cette institution ecclésiale a été formalisée au concile de Trente, en 1563, même s’il y a évidemment des précédents très anciens. Comme je le disais à l’instant, le lien à la Bible est le fruit d’une interprétation qui fait remonter le mariage chrétien au projet créateur de Dieu dans le livre de la Genèse (chapitres 1 et 2). Mais ces textes, ne parlent pas directement de mariage mais du rapport fondamental entre homme et femme au sein de l’humanité et de la création. La Genèse est un récit mythique qui n’a rien de juridique. Parler de « mariage primordial » à propos d’Adam et Eve est donc une rétroprojection de l’interprétation du texte de l’évangile de Marc (10, 7-8).

Qu’en est-il de l’indissolubilité ?

A. T. : L’indissolubilité de l’union entre l’homme et la femme est clairement mentionnée par Jésus (en Mc 10,9 et parallèles). Son interprétation pastorale, à cause des limites humaines, est aussi déjà attestée dans le Nouveau Testament lorsqu’on voit saint Paul autoriser une femme qui découvre la foi à se séparer de son mari qui désapprouve cette démarche (1 Co 7,15). L’exception à la règle, déjà posée par Jésus en Mt 19,9 (« sauf cas d’impudicité », pornéia en grec) a permis à l’Église d’autoriser le divorce dans certains cas jusqu’au XIe siècle ! La doctrine qui interdit tout remariage date seulement de cette époque. Quant à la discipline des sacrements, elle repose sur une théologie mais elle prévoit aussi des exceptions et ces règles sont définies par l’Église, qui peut, dans bien des cas, la changer. Le but de la pastorale est toujours la sanctification des croyants et leur croissance dans la foi en fonction de leur situation, et non l’enfermement de ceux-ci dans une règle qui peut mener au découragement. François l’a rappelé fortement en clôture du synode : « Les vrais défenseurs de la doctrine, dit-il, ne sont pas ceux qui défendent la lettre mais l’esprit ; non les idées mais l’homme ; non les formules mais la gratuité de l’amour de Dieu et de son pardon. »

Qu’est-ce que pointe-là le pape François ?

A. T. : La tentation de constituer une Église de « purs » qui oublie que nous sommes tous pécheurs. François souhaite que tout le monde puisse répondre à l’idéal de l’Évangile et à ses exigences, mais il sait ce que cela suppose d’ouverture, d’humilité et de patience. Le risque est d’oublier que la vie chrétienne se déroule dans le temps. Oublier le temps serait immoral, car la pédagogie même de Dieu, c’est sa patience. Dieu s’est révélé par étapes. Il prend les hommes où ils en sont pour les faire grandir et les mener progressivement jusqu’à la plénitude. A nous de l’imiter !

Recueilli par Gilles Donada

Vatican II et la miséricorde

Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. Leur communauté, en effet, s’édifie avec des hommes, rassemblés dans le Christ, conduits par l’Esprit Saint dans leur marche vers le Royaume du Père, et porteurs d’un message de salut qu’il faut proposer à tous. La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire.

Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps : Gaudium et Spes, Concile Vatican II, 7 décembre 1965, n°1

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